…Il n’y avait pas de four à gaz ni électrique à la maison. Les repas se préparaient au feu de brasero. Ces derniers se résumaient presque toujours par un thé accompagné de pain. Si le charbon arrivait à manquer le bois le remplaçait. C’était là un autre moyen d’éviter une dépense d’argent qu’ils n’avaient pas. Toutes les occasions étaient donc bonnes pour amasser et garder du bois en réserve.
Brin de paille de son côté se débrouillait toujours pour en trouver dans l’atelier du père, ou quelque part dans les champs alentour de la ville. Un beau soir de l’année 1957, alors qu’il s’apprêtait à fermer l’atelier, deux gamins, l’un plus petit que l’autre, passèrent devant lui, trainant derrière eux un tronçon d’arbre nouvellement coupé.
« -Eh ! D’où est-ce que vous l’amenez ?
– C’est du côté de l’école Charcot. Tu peux aller en prendre. Il y en a à gogo et ce n’est pas gardé ! »
Il n’entendit même pas les dernières paroles car il était déjà occupé à héler ses sœurs. Celles-ci ne tardèrent guère à répondre à l’appel, fin prêtes toutes les trois, comme si elles avaient entendu la conversation du haut de l’étage où la famille habitait. Le petit groupe ainsi formé se dirigea vers la zone indiquée en courant à perdre haleine, la joie au cœur, comme s’il allait au devant d’un trésor. Arrivés sur les lieux ils trouvèrent des tas de branches de toutes formes, coupées de toutes façons, qui jonchaient le sol et qui attendaient d’être évacuées par les camions de la préfecture. Du bois à perte de vue. Et gratuit ! Ils n’avaient qu’à tendre la main pour en prendre. Les deux gamins qui avaient passé le tuyau n’avaient pas menti à propos des gardes. Brin de paille choisit une ramure intéressante qu’il dénicha au milieu des branches. S’entraidant, le frère et les sœurs soulevèrent le bois et prirent le chemin du retour.
Arrivés à un tournant ils débouchèrent sur une femme et trois petits garçons en embuscade. En un clin d’œil ils furent encerclés. Brin de paille n’eut pas à ordonner de poser le bois à terre, ses sœurs l’ayant déjà lâché par peur et par instinct. Effarouchées par l’air menaçant des gosses, elles vinrent se mettre à couvert derrière leur frère. La femme se précipita sur B.de paille et l’agrippa par le col de sa chemise. Les gamins firent reculer les filles de plus belle au moyen de grimaces terrifiantes, s’emparèrent du bois et d’un pas pressé, entamèrent le repli, le tirant derrière eux. B.de paille maudissait le hasard qui lui avait mis cette horde sur son chemin. Son désespoir n’égalait que son mépris pour cette femme qui avec ses trois enfants n’avait pas eu le courage d’aller prendre du bois là où il était par peur des gardes qu’elle croyait être encore en faction, mais avait eu l’audace de les déposséder, lui tout enfant qu’il était et ses trois sœurs de leur petite fortune. Ecœurant ! B.de paille réfléchissait vite. Que pouvait-il faire ? Il ne manquait pas de bravoure mais combien il avait besoin de force et d’appui ? Il était à un contre quatre ! La femme paraissait assez solide dans l’obscurité. Elle n’était pas grande, mais grosse elle l’était, et elle le tenait bien. Le moindre geste de riposte aurait été néfaste à la santé de sa chemise déjà usée. Il pensait aussi aux cris qu’elle pourrait lancer, déclenchant ainsi une bagarre en règle qui aurait attiré à coup sûr des badauds et peut être parmi eux quelque gaillard qui pourrait prendre parti de la femme, lui infliger une raclée et le maîtriser jusqu’à l’arrivée des gens de la loi ou tout au moins de son mari. La perspective n’était pas charmante de ce point de vue là. Du côté de ses sœurs il ne pouvait s’attendre à aucun secours. Au moindre accrochage elles s’affoleraient et le plaqueraient
– Que faire mon dieu ? Pensait-il. Abandonner le bois et s’avouer vaincu ? C’était là une injustice trop lourde à supporter pour son petit cœur. Et puis l’amour propre aussi lui susurrait que sa réputation d’enfant terrible était en jeu. En cas de résignation, plus tard il deviendrait la risée de ses sœurs et peut être même des gosses du quartier. Car aussi couardes qu’elles fussent, ses sœurs ne s’occuperaient que de son procès à lui, accompagnant leurs remontrances par des grimaces, ce qu’avait B.de paille en horreur.
C’est peut être ce qui le décida à passer à l’action oubliant du coup ô combien précaire était sa situation. Le menton de la mégère était à hauteur de son front. Il ne lui fallut qu’un sursaut et un coup de tête de gamin pour l’écarter loin de lui et courût à la suite des garçons. Ces derniers se voyant pourchassés lâchèrent le bois et détalèrent. Ils avaient à peu prés le même âge que lui, mais ils le connaissaient et le craignaient pour ce qu’il réussissait dans les bagarres de quartiers. D’autant plus qu’il venait de se défaire de leur mère. Il rattrapa néanmoins le plus attardé, lui administra une botte, manière de leur ôter toute idée de revenir à la charge, et revint vers la ramure abandonnée. Mais la femme revenue de sa surprise s’était ruée à nouveau sur lui. Encouragé par l’avantage acquis il fonça vers elle tête baissée. Touchée cette fois au ventre elle plia en deux, tomba à la renverse et ne bougea plus. Pris de panique B.de paille voulut rappeler ses sœurs mais cela faisait longtemps qu’elles n’étaient plus là. Il se sauva à son tour, les rattrapa en cours de route, exhorta la plus attardée à imiter le reste de le petite bande lancée dans une course effrénée. Ils atteignirent la maison haletants, la peur aux tripes car ils étaient sûrs maintenant que l’un des enfants était revenu avec du secours et que le corps de la femme allait être découvert.
« – Mon dieu ! Comment allait- on la trouver ? Morte ou simplement évanouie ! Si seulement la seconde supposition pouvait être vraie !?!? » Pensait B.de paille.
La mère qui attendait derrière la porte, accueillit son commando, se fit relater les faits, et d’un air inquiet poussa tout le monde à l’intérieur et ferma la porte. Dans un état d’alerte ils attendirent la suite des événements et l’ambiance était si oppressante et pleine d’anxiété qu’on se laissait à penser qu’un crime odieux fut commis. Chacun se représentait un scénario dans sa petite tête avec tout ce qui allait se passer par la suite ; le corps, l’attroupement, les sirènes…la police et peut être la prison. Une peur bleue s’empara de toute la famille ainsi réunie. Pourtant une heure passa que rien n’y fut. La mère décida alors d’envoyer quelqu’un en reconnaissance sur les lieux de la bagarre. Comme les filles avaient toujours peur en période normale il était plus qu’évident qu’elles ne pouvaient faire office d’éclaireur en temps de guerre et dans le noir. B. de paille était déjà debout et s’apprêtait à partir. La mère en guise d’encouragement, lui tapota l’épaule et lui donna ses dernières recommandations. Il quitta la petite troupe et ne revint qu’un quart d’heure plus tard, annonçant que tout était calme, que les lieux de l’incident étaient déserts, qu’il n’y avait ni attroupement, ni corps, ni père, ni enfants, ni policiers. Ce compte rendu leur sembla un mystère qu’ils décidèrent d’aller ensemble élucider. La mère ne voyant à son tour aucune âme qui vive comprit mais ô combien trop tard que la femme avait bel et bien joué une comédie à sa petite troupe pour s’approprier le bois en simulant l’évanouissement. Un joli tour pour elle qui profitant du sauve qui peut de l’ennemi s’était empressée de s’esquiver avec le butin, mais mauvais pour la mère et ses enfants qui allaient devoir se passer de bois gratuit pour cette fois-ci.
Sur le chemin du retour elle se consola du fait d’avoir eu cette idée lumineuse de reconnaissance des lieux ; s’ils avaient loupé le bois, ils allaient au moins passer la nuit libérés du cauchemar du crime.
La nuit étant trop avancée et appréhendant le noir, B.de paille quant à lui se faisait fort d’aller le lendemain faire un tour du côté de l’école Charcot, du côté du bois.