COURSES EN CAMPAGNE

Au soir d’un mercredi du mois de Mars 1958 après la fermeture de l’atelier et le départ du père, B.de paille vint demander l’avis et l’accord de sa mère à propos d’une randonnée en campagne, chez les grands parents au cap blanc, situé à une vingtaine de kilomètres au sud de Mazagan. C’était là un rêve qu’il caressait depuis le jour où encore petit, sa mère l’y avait emmené, et qu’il se faisait fort de réaliser à dos de bicyclette maintenant qu’il allait sur sa dixième année. Un réparateur de cycles qu’il avait eu du mal à convaincre, était prêt à lui louer un vélo pendant vingt quatre heures de suite, moyennant cent cts. Appréhendant les difficultés du parcours qu’il allait devoir effectuer, il pensait bien pour en venir à bout, de faire l’aller l’après midi du jeudi au lieu de participer au championnat sportif scolaire, celui-ci étant facultatif, et de n’entamer le retour que le lendemain après toute une nuit de repos, le vendredi étant férié.

Par le biais de cette stratégie, il était arrivé sans trop réfléchir à la solution du seul problème qui le séparait encore de cette nouvelle aventure ; celui de s’absenter sans éveiller l’attention du père qui ne serait nullement disposé à lui en accorder la permission. Il ne lui restait plus maintenant qu’à prétexter une composition qu’un quelconque professeur les aurait obligés à faire, lui et ses camarades, pour sécher les heures de l’atelier le matin du vendredi. Après un long palabre notre ami eut gain de cause et fut tellement heureux et enthousiaste qu’il eût bien voulu être à l’heure du départ. Le lendemain avant d’aller à l’école sa mère l’avait pris dans ses bras et l’avait longuement embrassé comme s’il allait la quitter pour le front :

-« Sois prudent chéri ! En cas de malheur je ne me pardonnerais jamais de t’avoir laissé partir » lui avait-elle murmuré d’une voix chaude et pleine d’affection.

En sortant des cours à midi il se dirigea tout droit chez le loueur de vélos, choisit le meilleur qu’il eût pu trouver, paya la location et prit immédiatement la route. Fou de joie, B.de paille s’était mis à dévorer les kilomètres de chaussée qui s’étendait à travers un paysage vivant et fleuri, illuminé et réchauffé par un soleil doux et bienfaisant. Un souffle de liberté et de soulagement en émanait et l’enfant avait l’impression que les guides de l’oppression paternelle étaient défaits. Jamais un jour de printemps ne lui avait à ce point paru aussi beau. L’immense joie de retrouver ses grands parents lui donnait des ailes. La route étant secondaire et de faible circulation il acheva sans accroc la vingtaine de kilomètres. Il se mit à promener son regard au loin à gauche, dans l’espoir de repérer une grande construction édifiée sur la crête d’une colline, entourée d’arbres et se découpant sur le ciel. Il la vit, majestueuse, dominant un hameau de chaumières et de gourbis. Il s’engagea sur un sentier sinueux qu’il reconnut pour l’avoir fait une autre fois en compagnie de sa mère. L’une ou l’autre des roues butant toujours sur la rocaille et le désarçonnant à chaque fois, il mit pied à terre et préféra guider la bicyclette tout le reste du chemin. A l’orée du douar plusieurs enfants du bas âge accoururent à sa rencontre, gesticulant et criant :

-« Oh le vélo ! Le joli vélo ! »

Kourida, un petit oncle, vint l’embrasser et tous deux se dirigèrent vers la maison, escortés bénévolement par la nuée de mômes toujours séduits et joyeux. Il sauta au cou de sa grand- mère qui conversait devant un vieux portail de bois avec deux autres femmes. Un proche dans la force de l’âge renvoya gentiment l’escouade de gamins, enferma la bicyclette dans un débarras et invita la compagnie à entrer dans la maison des hôtes, au fond d’un jardin où prédominait l’oranger. Beaucoup de voisins vinrent souhaiter la bienvenue à B.de paille. Ils l’embrassaient tout en lui demandant des nouvelles de sa mère. Ils avaient toujours en tête son rapt lors de ses premières noces et ses retombées dramatiques, mais l’enfant ne savait rien encore de cela[[Voir épisode : « Racines »]]. Une jeune tante apporta du thé, du beurre, des galettes, ainsi qu’une omelette pour le neveu. Les visiteurs buvaient et mangeaient en discutant et s’informant de la vie en ville. Et, comme si la fin du thé indiquait la fin de la visite, ils saluèrent respectueusement la grand-mère et retournèrent à leurs obligations.

Avant d’aller faire un tour B. de paille inspecta en compagnie de kourida la vaste habitation où résidait la grande famille. Le portail franchi, ils traversèrent une sorte de porche pour arriver à une vaste cour enceinte de plusieurs locaux aux murs de pierre blanchis à la chaux et encombrée de tombereaux, d’attelages de carrioles ou de charrues, de fagots de ramées ou de tronçons de bois. Dans un coin une jeune femme attirait à elle quelques rameaux secs, les craquait dans ses mains et les jetait dans la bouche béante d’un petit dôme qui semblait être un four. Tout au fond, un étage avec une dizaine de fenêtres s’ouvrant sur un balcon en bois qui allait d’une extrémité à l’autre, avait l’air d’une passerelle de commandement d’un navire. Une rangée de cèdres qui le côtoyaient de l’extérieur, l’avaient dépassé en hauteur et tendaient maintenant leur branchage au dessus de la terrasse, tamisant la forte lumière du soleil et adoucissant sa chaleur

* Voir épisode : « Racines ».

torride au cours des saisons chaudes. C’était là où logeait grand-père. Kourida appelé pour commission, B.de paille sortit à son tour.

Coquelicots, marguerites, violettes, giroflées et iris, ainsi que d’autres plantes, mauvaises ou sauvages, envahissaient les champs de seigles sans paraître nullement se soucier de l’avis des cultures ni des cultivateurs. Comme s’il voulait s’imprégner de cette liberté qu’avaient ces plantes de s’épanouir n’importe comment, il se mit à courir à travers ces verdures. Il sautait des talus, culbutait sur des haies, trébuchait dans la broussaille… Il ne s’assit sous un figuier qu’une fois fatigué et à bout de souffle, mais ravi, afin de reprendre haleine et réfléchir un peu.

C’était un patelin qui regorgeait de merveilles, où il faisait vraiment bon vivre et qui étalait sa splendeur à travers les prés aux couleurs printanières, le gazouillement des oiseaux, le caquetage des poules à l’attention des poussins égarés, les bandes de dindons qui rentraient aux basses-cours, le calme serein perturbé de temps à autre par l’hennissement d’une jument rappelant son poulain qui trainassait, ou s’ébrouait non loin derrière elle. Il se demanda pourquoi la mère le retenait-elle là-bas en ville, l’obligeant à souffrir la peur et la faim. Pourquoi ne la quittait-elle pas pour venir vivre ici auprès des siens. Il ne sut répondre à ces questions ni à d’autres du même genre.

Il fut tiré de ses méditations par un étrange bruit sourd. Il tourna la tête et vit au loin vers le sud un grand nuage de poussière. Kourida qui venait le rejoindre, l’informa qu’il s’agissait là du grand troupeau que ramenaient les bergers du grand-père avec l’approche du crépuscule, et tous deux coururent à leur rencontre. Un moment après hommes et bêtes s’arrêtèrent au puits à proximité du village pour se désaltérer. Quelques bergers s’occupèrent à puiser l’eau et remplir les abreuvoirs, encerclés tour à tour d’un nombre restreint et maniable de bétail assoiffé tandis que d’autres surveillaient le gros du troupeau. D’autres encore barraient le passage aux bêtes déjà rafraichies. De temps en temps quelques unes d’entre elles lançaient des mugissements voulant dire peut être par là qu’elles en avaient marre d’attendre ou qu’elles appelaient leurs petits veaux à venir les téter.

L’opération prit beaucoup de temps et ce n’est qu’avec l’avènement de l’obscurité, que petit et gros bétail fut acheminé vers l’étable qui représentait avec la grange un véritable symbole de la puissance du grand-père. Quelques vaches furent isolées pour la traite à la lueur de torches et de lampes à gaz. B.de paille eut droit à une bolée de lait qu’il but goulûment. Un peu plus tard des garçons de tous les âges, des bergers et des métayers, se rassemblèrent dans la place centrale du douar illuminée par une lune pleine, pour se livrer à différents jeux dans lesquels B.de paille par ignorance des règles commit de flagrantes erreurs. L’activité intense au début, diminua par la suite pour s’arrêter finalement faute de joueurs. Ceux qui avaient encore du temps à passer, se regroupèrent au pied d’une enceinte en ruine, prenant à tour de rôle la parole pour raconter une histoire drôle ou humoristique qui délectait l’assistance et la faisait rire aux éclats. Fasciné par tant de charme B.de paille ne fit point attention aux appels de la grand-mère, et si ce n’était la voix de stentor du grand-père qui était venu mettre fin à l’assemblée, rappelant aux concernés qu’ils avaient beaucoup à faire demain, il aurait passé toute la nuit sans qu’il lui vînt jamais à l’esprit qu’on l’attendait pour diner et dormir. Grand- père avait à peu près soixante ans mais il ne les paraissait guère. Il était bien conservé et allait encore à la chasse au gibier. Ce gibier auquel il ne goutait presque jamais et qu’il envoyait un peu partout à des colons français. B.de paille était encore trop jeune pour comprendre le but de ces largesses. L’enfant lui baisa la main en guise de salut. C’était la première fois qu’il le voyait depuis son arrivée. Ils rentrèrent ensemble à la maison et se séparèrent dans la cour, le vieux pour regagner son « gîte », le gamin pour rejoindre le gros de la famille qui dinait de couscous et de poulet autour d’un chandelier supportant trois bougies, dans une grande pièce dont le sol était couvert de nattes. Bergers, métayers ou compagnons de chasse mangeaient dans un des coins faiblement éclairés dans des écuelles de bois, parlant d’aventures comiques. Ils oubliaient ainsi le labeur de la journée et égayaient la soirée de leurs jeunes patrons. Dans les chambres on couchait simplement à même de vieux tapis usés, mais couvertures et oreillers abondaient. Tard dans la nuit la grand-mère vint s’assurer si B.de paille était bien couvert, s’il dormait bien. Mais elle revint à l’aube le réveiller et l’envoya au potager lui chercher persil et coriandre pour la soupe. Ce lever forcé et cette commission de bonne heure et assez lointaine dans les champs, ne tarirent en rien son enchantement mystique pour ce qu’il était en train de vivre. Après le petit déjeuner il refit une promenade à dos d’âne avec Kourida. Ils visitèrent à nouveau vergers et potagers, se baignèrent dans l’eau de la noria, cueillirent quelques légumes déjà mûrs qu’ils mangèrent tout crus à belles dents, grimpèrent aux arbres à l’assaut des nids d’oiseaux.

De retour à la maison il demanda l’heure qu’il était. Mais personne ne savait. Un des oncles qui était en train de réparer une charrue dans la cour leva la tête au ciel et, situant le soleil dit qu’il devait être dix heures tout au plus. C’était le moment de partir. Des voisins lui apportèrent des œufs, des bouteilles de petit lait, du beurre, en quantité qu’il ne put s’encombrer de toutes ces bonnes choses. Il se contenta de ce qu’il réussit à fourrer dans un cabas offert par une tante qu’il accrocha au guidon. Il embrassa sur la joue tous ceux qui étaient venus assister à son départ puis il sortit toujours flanqué de Kourida. Ils refirent le sentier, guidant la bicyclette jusqu’à la chaussée. Là les deux enfants s’étreignirent, s’embrassèrent et se quittèrent les larmes aux yeux, l’un pour rebrousser chemin, l’autre pour attaquer à nouveau la vingtaine de kilomètres qui le séparaient de la ville. La joie de vivre consécutive à l’existence douce et gaie vécue quelques heures auparavant, auprès d’êtres tendres et affectueux dans un milieu palpitant de vie où liberté et fraternité étaient les seules lois qui le régissaient, se changea en une profonde tristesse avec les premiers milles, et le vent y mettant du sien, cette tristesse tourna à l’abattement avec les derniers, au point qu’il en pleura, se rendant compte combien le retour était difficile, si difficile qu’il pensa ne jamais recommencer. Il crut bon d’aller déposer le couffin à la maison avant de rendre le vélo.

En tournant l’angle boulevard Richard d’Ivry – rue Louis Pasteur, à toute vitesse, il ne put stopper à temps et éviter de se trouver nez à nez avec le père en train de le réclamer devant l’entrée de la maison. Il était une heure et quart de l’après midi et l’atelier était encore ouvert à cause d’un client qui ne voulait s’en aller qu’une fois sa bricole terminée. Il le toisa avec suspicion, prit le cabas, l’inspecta puis alla le cacher dans un placard à outils. B. de paille paniqua, abandonna le vélo sur le trottoir et le suivit à l’intérieur. En le voyant se saisir d’un bâton, les yeux exorbités de colère, la face rouge et la poitrine qui montait et descendait, l’enfant urina dans ses frusques. Il ne voyait plus devant lui qu’un bison déchainé et en fureur sur le point de l’écraser.

«- Qui t’a autorisé de partir au bled ? On se permet des fugues maintenant ? On veut plus bosser ? Qu’est-ce qu’on bouffe alors ? Mais non ! Pourquoi se préoccuper ? On a même de quoi louer des bécanes ! C’est ça la composition ? Je vais t’en faire moi de ces compositions. »

Le client s’interposa et B.de paille en fut quitte pour la peur et la culotte salie. Il aida à finir la bricole avant d’aller rendre le vélo et remettre au passage un litre de petit lait et quelques œufs à la troisième épouse.

Quand il revint le Bison lui rendit son cabas qui ne contenait plus qu’une seule bouteille à moitié vide et le quart de la portion de beurre qu’on lui avait donné. Il lui montra le travail à faire avant d’aller rejoindre sa seconde femme avec les autres bonnes choses à manger qu’il avait mises sans aucun doute dans un sac qu’il tenait à la main. L’enfant appela sa mère pour lui donner ce que son vautour de mari avait daigné lui laisser, puis s’engouffra dans l’ombre de la ferraille pleurer à chaudes larmes.

B.de paille aurait oublié définitivement l’excursion en campagne si le Bison ne le lui avait rappelé la veille du jeudi suivant, lui posant calmement et sans le regarder la question suivante :

«- Pourquoi t’as sauté au cap l’autre fois sans avis ?

– Je ne recommencerai plus père, répondit l’enfant sur le qui-vive.

– Au contraire ! Tu vas recommencer. Je t’autorise à y aller, répliqua le Bison d’un ton qui se voulait conciliant.

– Mais père, Une journée est insuffisante !

– L’autre semaine tu n’avais eu besoin que d’une moitié de jour.»

Pris au dépourvu B.de paille ne sut que répondre. Il n’allait tout de même pas lui avouer que les cours vaquaient le jeudi après midi et toute la vérité avec. Ce serait dangereux. Il se ressaisit pour dire :

« – Mais je n’ai pas de vélo, père ! Espérant que cette excuse allait pouvoir le tirer d’affaire.

– Tu prendras celui de notre ami Sadok. Il n’osera pas nous refuser ce service. »

La cause était entendue et la randonnée de plaisir était en train de se changer en calvaire. Les choses de la campagne avaient plu au Bison et il en voulait encore. Du délicieux et du gratuit. Même les cent cts de location de vélo, seraient économisés. C’était pour cela qu’il n’avait pas reçu de raclée la semaine dernière. Si le Bison n’avait pas eu ce projet en tête il n’aurait eu cure des supplications du client qui avait essayé de le retenir. Cynique, il n’avait fait son cinéma que pour le terroriser. Quand on a de ces passions tyranniques !

Le vendredi B.de paille retourna au cap pour ne rester que le temps de collecter du bon à manger et à boire, craignant que l’obscurité ne le surprenne en pleine course. Il rentra au bercail avant le coucher du soleil avec des prétextes plausibles sur le bout des lèvres dans le cas où il aurait à rendre compte de son retard ; comme la rentrée tardive du bétail pour la traite par exemple…Mais il ne fut ni grondé ni battu et eut même droit au tiers de ce qu’il avait apporté. Il se demanda pourquoi le Bison devenait-il si généreux. Etait-ce là une manière de l’encourager à faire d’autres voyages à l’avenir ? En réalité ce n’était qu’une attitude flagrante de l’individu abject qui pour le moindre gain, serait prêt non seulement à fermer les yeux sur un retard de quelques heures, mais à balancer même sa moitié dans les bras d’un autre. Jamais il ne serait venu à l’esprit du Bison, que faire une quarantaine de kilomètres dans la même journée, accroché à un engin à deux roues tout embarrassé de surcroît, était pour un gosse de dix ans une chose qui appartenait encore au domaine de l’inabordable, et qu’en lui imposant cette corvée il l’exposait à milles dangers. B.de paille fit et refit ces trajets en dépit de l’embarras que lui causait chaque retour. Il s’était entraîné au fil de ses courses à emporter toujours un peu plus, pour qu’une fois le besoin de Bison assouvi, il en restât un peu pour les siens. Un jour il eut une crevaison. Il venait à peine de s’engager sur la chaussée et Kourida avait disparu dans les sinuosités du sentier. Il avait une corbeille arrimée sur le porte bagage qui contenait des bouteilles de lait, des tomates, des concombres, des œufs, du beurre, et un sac de fèves suspendu de part et d’autre sur le cadre, entre la selle et le guidon. Il se rangea sur le bas- côté et attendit le passage de quelque cycliste serviable qui aurait la bonté de lui réparer son pneu. Mais de ceux qui arrivèrent à passer, certains étaient pressés et d’autres n’avaient pas d’outils nécessaires. Un jeune laboureur qui défrichait un pré non loin de là vint aux nouvelles. Quand il sut qu’il s’agissait du petit fils du notable de la région, il détacha son attelage et ramena enfant et vélo chez les parents à dos de chameau. Cela suscita un branle-bas dans presque tout le douar. Finalement on trouva de quoi réparer la crevaison. B .de paille reprit la route. Mais le jour déclinait rapidement. Le ciel rougissait déjà sous l’effet des derniers feux du soleil. Jamais il ne serait rendu avant la nuit. Il eut peur. Il s’arrêta. Il voulut retourner au village. Il monologua : « Tant pis pour les cours de demain. Et puis m…la mère ne me voyant pas rentrer va s’affoler. Cela ne fait rien. Elle me pardonnera mais le Bison ? Il me bouffera tout cru et il est capable de tabasser aussi la mère ! Que faire mon Dieu ? Jamais au grand jamais je n’aurais la capacité de rentrer ce soir. Tant pis !» Il repartit courageusement en direction de la ville.

Les dernières lueurs du jour s’éteignirent avec le premier tiers du trajet. Le dispositif d’éclairage était détérioré et la lune n’était pas au rendez-vous. Les provisions l’alourdissaient et le vent violent le stoppait à chaque bourrasque, l’obligeant à descendre en catastrophe et à se surpasser pour maintenir la bicyclette en équilibre. Dans le cas où le sac de fèves tombait il accotait l’engin à un arbre, contrôlait l’arrimage de la corbeille, puis allait tirer avec peine, soufflant et râlant le sac de la chaussée, pour le remettre là où il était, avant de reprendre encore la route. Il se sentait gagné par une terreur écrasante à mesure qu’il avançait dans l’opacité de la nuit. L’idée de s’alléger en jetant tout ce qu’il portait l’effleurait à chaque fois que l’envie de fuir une vision hallucinante le prenait. Mais il méprisait cette tentation et continuait de rouler lentement, tendu, les sens en éveil. Ses oreilles ne recueillaient aucun écho menaçant et pourtant il lui semblait voir derrière chaque arbre un agresseur embusqué qui le guettait. Il n’osait se retourner de peur de voir derrière lui quelque silhouette maléfique ou un démon fantomatique, une vision infernale dans cette obscurité hostile. Glacé d’effroi il lâcha la bride aux sanglots qui l’étouffaient. Il était tout en sueur. Ses mains moites glissaient sur le guidon rendant difficile sa maitrise. De temps à autre, quelque automobiliste le doublait ou le croisait, éclairant de ses phares un moment très court l’espace où il se trouvait, avant de disparaître le laissant seul face à l’énormité noire qui l’engloutissait à nouveau. Rares étaient les fois où un cycliste le rejoignait pour le dépasser sans se soucier de sa présence, l’abandonnant à sa difficulté, à sa solitude, et rares étaient les aboiements de chiens des cottages environnants.

Atteignant le bas d’une côte il mit pied à terre et l’aborda poussant la bicyclette mais avec quels efforts. Il serait arrivé au sommet sans encombre si un gros véhicule n’était venu à le doubler, l’épouvantant à tel point qu’il sortît précipitamment de la route, buta contre une pierre, lâcha machinalement tout, pivota sur un pied et s’écroula sur le sol (les quatre fers en l’air). Quand il se remit debout et aperçut non sans difficulté le vélo couché sur le sac de fèves à terre, la caisse défaite, vide et retournée, les choses à manger éparpillées, quelques œufs cassés ou perdus dans le noir, il tomba à genoux, se blottit contre le sac et pleura tout son soûl. Il se leva ensuite, l’air hagard ne sachant combien cela avait-il duré. Et sans essuyer ses larmes, il remit dans la corbeille ce que les ténèbres avaient daigné lui montrer comme produits encore comestibles. Il souleva la bécane, lui cala une pédale contre une grosse pierre de façon à la tenir en équilibre sur ses deux roues, l’encombra une nouvelle fois de son bagage et la guidant hors de la chaussée, il acheva la montée de la côte hors d’haleine et fou de peur, son cœur battant à tout rompre. Il s’offrit obligé un moment de répit avant d’enfourcher le vélo et d’attaquer les derniers kilomètres. Quand il aperçut les premières lueurs de la ville il se mit à hurler de joie et, inconsciemment voulut pédaler plus vite, mais son genou heurta le sac le ramenant à son harassante situation. Un moment plus tard il fut à la porte de la maison, ivre d’épuisement, tout couvert de meurtrissures, le visage noirci de poussière humidifiée par un mélange de larmes, de bave et de sueur, les yeux rouges et gros, les cheveux ébouriffés, une manche de chemise en haillons collés peut être à du sang au niveau de l’avant bras. L’atelier était fermé mais le Bison l’attendait sur le trottoir. En le voyant dans cet état il gronda :

« – Qu’est-ce que c’est ? Un accident ?

– Non père, rien qu’une crevaison que je n’ai pu réparer à temps faute de nécessaire, répondit B.de paille comme si de rien n’était.

– Et cette crasse ?

– Je suis tombé. Sur la route il fait noir comme dans un four.

– Et tu as sali bien sûr tout ce qu’on t’a donné. Tu ne pouvais pas faire attention bourrique ? »

Il tira de la caisse le beurre, les quelques œufs sauvés, les enveloppa dans du papier et les fourra dans la poche d’une vieille capote, don d’un soldat réformé pour cécité et qu’il portait toujours le soir. Il mit la moitié des fèves dans un panier, quelques tomates et une concombre. Grognant toujours, il s’empressa de déguerpir. La mère qui avait tout vu de la fenêtre, descendit fébrilement l’escalier pour accueillir son fils dans ses bras, soulagée et heureuse de le voir sain et sauf. Depuis le coucher du soleil elle n’avait plus quitté la terrasse. Folle d’inquiétude, elle scrutait du haut du mur la rue dans toute sa longueur jusqu’à l’angle là-bas où il pouvait déboucher d’un instant à l’autre. Elle ne s’était placée devant la fenêtre que lorsqu’elle l’avait vu s’arrêter devant le Bison.

A présent elle était en train de le laver et le rincer avec des mains aimantes et soigneuses tout en monologuant, les larmes lui couvrant les joues :

« Qu’est-ce que ce père qui avec sa fortune et sa puissance notoires nous laisse patauger dans la famine et nous abandonne aux mains d’une brute ? Qu’est-ce que ce père qui progresse dans l’avarice tout en avançant dans la richesse ? Cent cts m’auraient rendu mon gosse dans un autocar. Et qu’est-ce que ce mari à l’âme noire et au cœur rapace qui se plait à attendre quelques bouchées gratuites jusqu’à une heure avancée de la nuit, ballottées par un gamin sur une bicyclette depuis le cap ? Mon Dieu ! Aie pitié de nous. »

Pendant ce temps le vélo avait été poussé à l’intérieur par trois petites sœurs volontaires, et on avait l’impression d’assister à trois fourmis s’attaquant à un gros butin. Ensuite, affamées et avides elles s’étaient jetées sur les fèves avant de faire monter les miettes que le Bison leur avait laissées.

Les noces de satan