Le Bison ne se contentait pas de ce qu’il gagnait dans son atelier, mais il exploitait une portion de terre aux environs de la petite ville d’Azemmour, et de laquelle il tirait à toute fin de saison une cargaison de tomates qu’il parvenait à écouler par le biais de l’office du commerce et de l’exportation.
Pour ne plus avoir recours aux véhicules de location, il prit une fourgonnette d’occasion et comme il n’avait pas de permis de conduire, il loua les services d’un chauffeur, et la première récolte en vue il se fit fort de la porter dans sa propre voiture jusqu’aux quais du port de Casablanca.
Le voyage eut lieu un jour de Ramadan pendant l’été de 1958. Pour le faire B.de paille promit de jeûner comme un grand afin d’éviter au Bison les frais d’une restauration loin de la maison. Malgré sa vive assurance sa mère put le convaincre de prendre avec lui un reste de crêpes reliefs du souper. Le départ se fit un peu avant l’aube en présence de toute la famille, les aides et amis du patron et on avait l’impression qu’on allait faire le tour du monde ou quelque aventure de ce genre. Le chauffeur en véritable expert tournait tout autour de la voiture contrôlant à tour de rôle ce qui devait l’être, et le Bison en véritable dictateur distribuait ses ordres à ceux qui n’étaient pas du voyage. Des larmes discrètes cherchaient à s’échapper hors des cils de la mère. C’était la première fois que B.de paille partait si loin et en auto. Elle craignait les accidents et n’osait y penser. Elle monta à l’arrière où il était blotti comme s’il fuyait un contre avis de dernier moment pouvant le dispenser du départ, pour l’embrasser une dernière fois. Finalement les deux hommes montèrent dans la cabine, et quelques secondes après, la voiture démarra tout doucement prenant la route avant que sa vitesse n’augmente au fil des kilomètres, pour atteindre l’exploitation une heure plus tard.
Quelques métayers s’empressèrent de charger la cargaison emballée dans la fourgonnette tandis que B.de paille se promenait dans la plantation, admirant tantôt les haies de roseaux verts, tantôt cueillant des fleurs de champs ou encore essayant de déceler la profondeur du puits. Un coup d’avertisseur le fit sursauter et il courut pour ne pas rater le départ. On lui avait laissé l’espace de deux corbeilles à même le plafond du véhicule, tout juste après la portière, et comme pour accrocher une veste à un porte manteau, le Bison l’y plaça, ferma et verrouilla avant de rejoindre sa place dans la cabine. Ils arrivèrent au port aux environs de midi et durent attendre la réouverture des bureaux tout en faisant la queue sur les quais.
B.de paille eut beaucoup trop faim pour songer à continuer le jeûne. D’autant plus que les morceaux de crêpes offerts par sa mère attendaient là dans la boîte à gants et ne demandaient qu’à être mangés. Ne pouvant plus supporter le creux qu’il avait à l’estomac il se glissa dans la voiture et les dégusta avec appétit. Ils ne quittèrent le port que vers le coup de seize heures, après avoir livré leur tas de corbeilles et reçu des bons. Mais par malheur ils tombèrent en panne et durent réparer dans une station d’essence.
B.de paille commença à trouver la journée longue et le voyage harassant. Il regretta d’y avoir participé. La faim recommençait à se faire ressentir par des douleurs au niveau du nombril. Le chauffeur avant de reprendre le volant suggéra au Bison d’acheter à manger pour l’enfant, mais celui-ci le foudroya d’un mauvais regard. B.de paille prit son mal en patience. Il se mit à plat dos à l’arrière, essayant de goûter à un sommeil sans cesse perturbé par les incommodités d’une circulation intense. A un certain moment, il se vit emporter par un cortège nuptial de petits démons nègres qui accompagnaient un autre démon blanc sur une espèce de trône au dessus de leurs têtes, et leur fanfare dont l’audition n’était autre que les mugissements de la sirène municipale annonçant la fin du jeûne, réussit à le réveiller par un sursaut qui le propulsa derrière les coussins de la cabine du véhicule. Il constata à travers une des lunettes que la fourgonnette avait atteint Mazagan et roulait maintenant dans le boulevard Hansali en direction du marché central. La place se vidait et les derniers passants s’empressaient de rentrer chez eux. Le chauffeur diminua la vitesse, se rangea, coupa le contact, quitta le véhicule et revint dix minutes plus tard encombré de deux paquets suintant l’huile et le miel. B.de paille devina qu’il s’agissait de la chabbakya et que l’un des paquets avait été commandé pour le Bison. Ce dernier, fort de son amitié avec certains agents pour craindre quelque contravention se mit au volant et la voiture redémarra.
Quelques minutes après il déposa le chauffeur avec ses deux paquets. B.de paille avait salivé pour rien. Il allait devoir se contenter de ce que pourrait lui offrir sa mère.
Au lieu de retourner à l’atelier, le Bison se dirigea vers la banlieue sud, envahie par les petits marchands qui l’avaient transformée pendant le Ramadan en souk arabe où pouvaient déjeuner les contrariés. Le sachant avare B. de paille avait cru qu’il préférait la chabbakya du petit peuple, exposée à la pollution sur des tréteaux, à celle du marché central chère par sa présentation propre et variée. Mais atteignant la place, le regard du Bison s’accrocha à une jeune femme penchée, occupée à choisir des œufs dans un gros couffin et ne la lâcha plus le temps que dura le stationnement au bord de la chaussée juste à quelques mètres d’elle. Elle portait un haïk blanc et de temps en temps jetait un coup d’œil discret en direction de la voiture. Son emplette faite elle s’en alla. Le Bison démarra et longea le bas-côté à sa suite. Arrivé à sa hauteur il lui fit signe. Elle s’arrêta. Il descendit à sa rencontre sans couper le contact. Après quelques secondes ils montèrent en cabine et avant même que la fourgonnette ne reprenne la route, la passagère se mit à crier au kidnapping à tue-tête, attirant l’attention de tous ceux qui passaient par là et menaçant d’ouvrir la portière et de se jeter dehors. B.de paille fut déconcerté par cette palinodie subite et étrange, mais sûr qu’elle se tairait une fois isolée, le Bison n’y accorda aucune attention et s’engagea sur la route côtière du cap pour ne s’arrêter que trois kilomètres hors de la ville au bord de la mer, dans une zone où il n’y avait âme qui vive. Il fit descendre sa proie et l’entraina sur les récifs rocheux parlant et gesticulant avant de la ramener, docile et consentante cette fois pour la faire monter dans le fourgon. Afin de rester seuls ils envoyèrent B. de paille chercher quelque morceau de roc plat et râpeux, bon à utiliser au bain maure. S’occupant à le dénicher puis ne le trouvant guère notre ami en eut assez et doutant et fixant le véhicule il décida d’en avoir le cœur net. Il s’approcha à pas de loup de la portière arrière et colla un œil sur l’une des perforations causées par la pourriture de la taule que forçait encore quelques rais de lumière d’un jour mourant. Une vision floue de membres nus enchevêtrés lui apparut au début, puis l’image se précisa pour lui présenter deux cuisses brunes, arquées en forme de voûte qui enclavaient deux lobes de chair blanche, juxtaposés à même le plancher, et dont la mitoyenneté obscure et profonde, se confondait à son extrémité supérieure à un organe aux contours imprécis. La pupille persista et l’organe en question parut sortir d’une toison d’ébène, sembla vouloir soulever la voûte, puis renonçant à son projet disparut de nouveau dans la touffe accueillante.
Fasciné, B.de paille n’aurait point abandonné ce spectacle érotique pour toute la chabbakya d’un marchand ambulant pouvant paraître dans le coin, si la peur d’être surpris par le Bison qui pouvait à tout moment lâcher la prostituée et quitter le fourgon ne l’avait obligé de s’éloigner furtivement vers le rivage et ses récifs rocailleux. Quelques minutes plus tard le Bison lui cria de laisser tomber et qu’il était temps de repartir. Durant leur retour et d’après quelques bribes de conversation B.de paille comprit que les deux pêcheurs se connaissaient, et que la femme n’avait gueulé au début que parce qu’elle n’était nullement disposée à monnayer ses faveurs avant de déjeuner et encore moins dans la nature.
Revenus au quartier de Derb Ghallef, le Bison abandonna la prostituée dans une ruelle quelconque aux environs de son domicile, et regagna son atelier pour y enfermer son véhicule et rejoindre sa seconde femme sans jamais plus se préoccuper de B.de paille.
Dés l’instant où il fut lâché, notre ami avait dévoré les marches de l’escalier le menant à l’étage où sa petite famille était assemblée autour d’une table, sur laquelle fumait encore un bol de Harira. Il s’en empara avant même de s’asseoir et raconter son voyage. Plus tard dans la nuit rejoignant sa couche, il se rappela son rêve et alla le raconter à sa mère lui demandant des explications. La pauvre femme après de longues réflexions n’eut qu’une seule à lui donner ; le flirt vécu par le Bison, béni au cours du songe par les démons, avait sûrement été blâmé dans le réel par le Seigneur. Quand au démon du trône cela ne pouvait être que Satan.
Combinant et déduisant ce dont il avait rêvé et ce qu’il avait vécu sur la plage, B.de paille, avant de sombrer dans le sommeil fut persuadé que le Bison n’était ni plus ni moins que Satan lui-même.