VACANCES FORCEES

A Mazagan, pendant la saison chaude, les estivants faisaient jadis les beaux jours de certains hôteliers mais pas d’autres. L’offre était plus élevée que la demande, et seule une classe privilégiée pouvait s’offrir un séjour dans cette station balnéaire si ceci pouvait expliquer cela. Avec le temps, le virus du tourisme atteignant d’autres couches de populations, ce fut au tour des hôteliers de ne plus pouvoir satisfaire une clientèle de plus en plus nombreuse et exigeante. Les riches s’orientèrent alors vers la location de villas. Les moins aisés se contentèrent de maisons ou de garçonnières dans les vieux quartiers. Un beau jour de l’été 1960 quelqu’un offrit une somme au Bison qui lui parut intéressante comme loyer d’un mois du logement qu’occupait sa famille au dessus de l’atelier de la rue Pasteur. Assisté de quelque apprenti il construisit une baraque en terrasse. La buanderie devint cuisine. Un peintre fut engagé. Quelques matelas refaits et recouverts de tissu neuf. B.de paille, la mère et les sœurs mobilisés pour l’occasion frottèrent, lavèrent, cirèrent, essuyèrent pendant toute une semaine. Quand le locataire se présenta, ils lui abandonnèrent un appartement propre pour monter vivre dans leur baraque. Cette cohabitation temporaire se répéta plusieurs étés suivants, chaque partie y trouvant un avantage à la mesure de ses aspirations. Le Bison était tout heureux d’ajouter quelques billets à son compte postal et d’être béni par la seconde épouse qu’il gavait de bonnes choses à manger. La troisième femme qui logeait chez sa mère se félicitait de l’amélioration quoiqu’insignifiante de l’ordinaire. Quand aux délogés ils fondaient leurs espoirs sur la générosité de leurs hôtes. La mère les aidait dans les travaux domestiques. B.de paille et ses sœurs leur faisaient des commissions, et passaient de longs moments après chaque repas à attendre en retour un possible appel, prélude à quelque offrande.

Jusqu’au jour où le Bison eut affaire à un juge, originaire de Marrakech, noir de peau et noir de cœur, égoïste ou raciste, en tout cas imbu de sa personne qui se référant à l’article « loi du plus fort » manœuvra habilement et par décret personnel abolit la cohabitation. La mère n’eut plus aucun recours que de prendre ses filles et aller séjourner à la campagne, au cap blanc, chez les parents. Elle n’oublia cependant pas d’emporter avec elle un litre d’huile, quelques pains de sucre, du thé et du café, cadeaux d’une voisine pour laquelle elle tissait souvent. B.de paille passait le jour dans l’atelier et la nuit chez la seconde épouse qui habitait un deux pièces de location, gagnant au change et goûtant aux mets qu’il n’avait encore jamais vus.

Le Bison avait réservé plus d’un quintal de pastèque chez un marchand et après chaque repas le ménage en consommait à satiété. B.de paille pensa une fois venger les siens en dévorant tout un fruit à lui seul. Il ne put achever la moitié et mouilla la nuit aussi bien ses haillons que sa couche. La femme en fit un secret et crut s’assurer ainsi la fidélité de l’enfant.

Chaque Samedi B.de paille obtenait l’autorisation d’aller à bicyclette porter une pastèque à sa mère et passer le week-end auprès d’elle. Un soir la grand-mère vint lui arracher la couverture alors qu’il s’était étendu pour dormir, afin de la donner à un de ses gendres. Surpris et dépassé par le comportement bizarre de la vieille il alla se plaindre à sa mère. Celle-ci le prit à part pour le consoler et lui faire quelques confidences. La grand-mère qui avait deux autres filles mariées ; l’une à un matelot, l’autre à un instituteur, faisait partie de la sorte de femmes chez qui l’enthousiasme était tributaire de circonstances avantageuses et son degré d’importance dépendait de la nature des gens, de la dimension d’intérêt qu’ils suscitaient. Au début elle fut enchantée d’accueillir la femme du Bison et ses filles. Dés que les pains de sucre qu’elle lui avait apportés furent achevés elle commença à la négliger pour s’accoutumer enfin avec l’apparition du matelot et sa moitié encombrés de quelques cadeaux, à ne plus voir en elle qu’une intruse et la traita de manière désobligeante. Elle ne la faisait plus goûter à certains délices qu’elle dégustait en cachette avec les autres et refusait quelque fois le verre de lait qu’elle donnait aux petites après la traite. Quelques jours plus tard cette vilenie se renouvela avec l’arrivée de l’épouse de l’instituteur qui offrait mieux.

Dégoûtée par tant de mesquinerie la mère de B.de paille se replia sur elle-même et ne toucha plus à la nourriture du grand-père trop souvent absent, pour aller manger de temps en temps quelques bouchées chez les voisins. Quant à l’épouse du marin, fourbe et maligne, elle préférait se venger par le vol de tout ce qui lui tombait sous la main ; céréales, œufs, miel, sucre, beurre qu’elle écoulait avec la complicité de quelque berger sans pour autant se brouiller avec personne.

Elle était tout le temps en train de parler, rire, s’amuser, conseillant celui-là, se moquant de cet autre, mais dés que grand-père surgissait elle disparaissait ou faisait la malade, redoutant les retombées d’une duperie montée au détriment de quelque métayer. D’ailleurs elle n’était pas la seule à craindre le vieux. Un seul cri de la part de ce dernier suffisait à remettre les choses au point et avec elles tout individu devant sa responsabilité. C’était cette crainte qui avait poussé une fois un tiers à parcourir une quinzaine de milles loin de son gourbi pour ramener un étalon qui avait déserté l’écurie. Son autorité abusive imposait le silence à l’entourage aussi bien aux coupables qu’aux victimes.

B.de paille n’avait pas encore cette capacité de mesurer la tension que la vieille avait créée par sa conduite méprisable, ni la discorde qu’elle semait dans le milieu familial. Il ne voyait dans tout cela qu’une simple mésentente entre la grand-mère et sa fille, et souhaitait que les deux femmes revinssent le plus tôt possible à de meilleurs sentiments pour le bien de tous.

Il ne restait plus qu’une semaine au touriste marrakchi pour quitter l’appartement, ce qui signifiait le retour de la mère. B.de paille obtint la permission d’aller au cap une dernière fois où cependant la situation avait empiré entre la grand-mère et la femme du Bison. Elles attendaient toutes les deux sur des charbons ardents le départ du locataire, l’une pour rentrer chez elle, l’autre pour se débarrasser de l’indésirable. B.de paille avait emprunté l’après midi un âne qu’il enfourcha pour aller cueillir à environ trois kilomètres un panier de figues chez un vieux métayer en retraite qui accompagnait grand-père à la chasse au bon vieux temps et dans les bras duquel avait couché pas mal de fois sa mère encore petite. La femme du matelot en mangea ainsi que tous les autres oncles et tantes incités discrètement par la vieille. Le soir en contrôlant sa bécane l’enfant vit que la dynamo ne tournait plus et que la roue avant avait perdu quelques rayons et touchait la fourche. En s’informant il sut qu’un des oncles l’avait utilisée pour des commissions. Il se mit à gueuler en pleurant, se demandant quel plaidoyer se devait-il de préparer à l’attention du Bison pour éviter ses coups. La grand-mère sautant sur l’occasion se répandit en invectives. Il ne lui fallut que quelques secondes pour ameuter famille et voisins. Elle n’épargnait ni sa fille morfondue et qui enrageait silencieusement, ni B.de paille qui était assis par terre, les jambes tendues et écartées, et qui tantôt s’arrachait les cheveux, tantôt s’éraflait les joues ou se tapait les cuisses. Un cadet des oncles s’arrogea le droit de gifler l’enfant en pleurs, lui enjoignant de se taire. Cette scène fit sortir la mère de son mutisme. Elle prit une ceinture en cuir et fouetta son fils jusqu’à ne plus pouvoir lever le bras tout en criant – c’est de ce spectacle dont vous êtes avides ? Eh bien régalez-vous !

B.de paille râla à plat ventre quelques instants puis dans un mouvement de colère, prit un caillou et en frappa l’oncle cadet qui se moquait. Ce dernier reçut le projectile à l’une des fesses comme une tape amicale mais ce geste mit le feu aux poudres. Une grande mêlée eut lieu dans la cour, où oncles et tantes s’opposaient aux voisins, les uns voulant rosser le garçon les autres essayant de couvrir sa retraite vers la chaumière d’un proche parent en conflit avec grand-père. La mère dans le souci de sauvegarder sa progéniture s’était courageusement lancée au milieu de la masse tumultueuse. Malmenée par le flux et le reflux elle se sentait sur le point d’être désarticulée. Ses filles criaient quelque part. Finalement l’enfant et sa mère furent poussés à l’intérieur de la chaumière. Un métayer de forte corpulence se planta devant la porte et défia les assaillants, calmant d’abord leur ardeur, puis les dissuadant d’entreprendre toute action condamnable qui pourrait avoir des suites fâcheuses. Le proche parent ramena les petites filles et la bicyclette toute démantelée. Et, malgré cette protection providentielle, la petite famille passa la nuit pelotonnée dans un coin, grelottant de terreur et de froid, ne goûtant à rien et s’enfermant dans un mutisme inquiétant.

La mère savait la vieille mauvaise, mais pas au point d’ourdir un complot de cette envergure. Le cadet des oncles, comme un chien enragé tournailla dehors jusqu’à l’aube, un bâton à la main. Au lever du soleil les réfugiés quittèrent le village sous escorte, harcelés tout le long du sentier menant à la chaussée par l’oncle furibond, qu’une poignée de bergers et de gosses suivait de loin, et on aurait dit des pionniers traversant un territoire d’indiens belliqueux. Ils n’attendirent guère longtemps pour voir s’arrêter un autocar. La mère se jeta dans les bras du proche parent et fondit en larmes. Le receveur hissa le vélo en pièces avec les bagages et exhorta les partants à gagner rapidement leurs sièges, tout en faisant monter les enfants. La mère s’arracha avec peine à l’étreinte du vieil homme, remercia ceux qui l’avaient protégée et soutenue dans son épreuve avant de monter à son tour dans le véhicule. Quand il les vit rentrer le Bison piqua une crise et distribua à chacun sa part de coup et de claques. Selon lui ils étaient tous coupables de quelque méfait. La mère pour sa part n’avait pas su se débrouiller pour rester encore quelques jours à la campagne. Les filles avaient certainement commis une gaffe que la belle mère n’avait pu leur pardonner. Peut être qu’elles avaient tué une poule ? Ou volé des poussins ? … B.de paille enfin lui causait des dépenses de réparation du vélo emprunté, et n’avait point amené le beurre et les œufs qu’il avait promis pour avoir le droit de s’absenter vingt quatre heures. Ce qui était navrant, c’était que cet homme aveuglé par son avidité et sa mesquinerie n’avait pu éprouver le moindre sentiment de pitié pour le garçon qui était tout couvert de bleus et de contusions. Avec lui au contraire, il força la dose, et la grêle de coups qui pleuvait partout sur son corps aurait pu durer longtemps si la mère n’y tenant plus ne s’était jetée sur l’enfant à terre, le couvrant et le dérobant à la vue de son bourreau. Un moment après, à l’exception de B.de paille qui fut dirigé sur une bricole le Bison les emmena pour les installer chez sa mère adoptive, une vieille femme bonne et généreuse, qui vivait misérablement dans une masure comprenant deux minuscules pièces, sordide et nauséabonde, sans mobilier, aux murs suintant et moussus, à la toiture en bois et où pullulait punaises, cafards, fourmis et lézards. « Les réfugiés » eurent cependant l’occasion de goûter aux reliefs que leur hôte ramenait souvent de chez une bru veuve pour sa petite fille. Elle leur donna en outre des morceaux de sucre collectés et un peu de farine. Elle leur prodiguait son affection et trouvait toujours pour les filles un sou caché quelque part dans ses vêtements. De temps en temps B.de paille subtilisait pour eux une pastèque au marchand. Quelques fois il passait au marché recueillir des poubelles les fruits et légumes avariés faisant croire qu’il élevait des lapins, ou se fiant à la générosité des matelots, descendait au port glaner des sardines.

Si les enfants se plurent à vivre aux côtés de cette aimable créature souhaitant ne jamais arriver au terme des six jours, la mère par contre était sur le gril. Elle avait peur que son mari grisé par le gain facile ne choisît de louer définitivement leur appartement, ou sous l’effet maléfique d’une sorcellerie ne l’offre en cadeau à la seconde épouse. Dans les deux cas ils seraient obligés de cohabiter avec la belle-mère pour le restant de leurs jours. Elle se rendait compte à présent de l’énormité de son erreur. Jamais elle n’aurait du abandonner son domicile pour le plaisir des autres. En adoptant toujours une attitude molle et passive devant les questions importantes, laissant les autres décider pour elle et ses enfants, en ne sachant pas défendre ses intérêts, elle n’avait gagné que mésestime et manque de considération. C’était peut être cela qui l’avait dégradée auprès de sa mère, c’était peut être à cause de cela qu’elle fut rejetée par tout son entourage. Il lui fallait s’armer d’agressivité et de hargne pour affronter un milieu où il n’y avait point de place pour les faibles. Ajouter le mot « non » à son vocabulaire. Elle crut bien faire d’aller un soir après la fermeture de l’atelier exposer son problème au locataire marrakchi, rien que pour voir ce que cela donnerait quoique le personnage paraissait inabordable. Et pourquoi pas ? N’était-il pas lui-même juge ? Loin du département de sa juridiction il ne pouvait lui être d’aucun secours mais il était en mesure de lui suggérer quelque conduite à tenir. Elle ne le regretta pas. Le gros bonnet lui promit de lui remettre la clé en main propre une fois l’heure de son départ venue. C’est du moins ce qu’il lui restait à faire avait-il dit pour se venger du Bison qui avait touché une somme de loyer pour un logement qui ne le méritait guère. Lorsqu’un matin de bonne heure B.de paille qui veillait de son côté vint lui annoncer que l’étranger l’attendait elle soupira de soulagement. Elle réveilla fébrilement ses filles et regagna avec elles le petit appartement. Elle remercia le juge pour sa coopération et occupa les lieux prenant ainsi son mari de court. Quand il le sut, le Bison ne souffla mot mais leur fit grise mine et coupa les vivres pour plusieurs jours. Les marrakchis quant à eux avaient laissé pas mal de casse et beaucoup de crasse. Mais la mère aurait préféré frotter toute la vie s’il le fallait et mourir d’inanition que de perdre son gîte, seule chose importante dorénavant à ses yeux après ses filles qui lui restait d’un mariage raté et d’un époux infidèle. Elle fit savoir quand même au Bison que le prochain été il devrait lui passer sur le corps si jamais l’idée de louer leur appartement venait à l’effleurer.

Résistants et soldats inconnus