Il est huit heures à El Jadida, un moment très apprécié pour le petit café matinal et les palabres de routine. Le marchand de journaux lourdement chargé de différents quotidiens fraîchement débarqués, n’a même pas daigné faire le tour des tables de ce café de la place, pourtant très fréquenté par de nombreux fonctionnaires et autres professionnels de métiers. Il parait bien connaître son monde, car les rares personnes qui gardent encore un réflexe pour l’information du jour, font rarement appel à lui. Ils se contentent de feuilleter avec indifférence, l’unique journal disponible et au frais de la maison.
Presque au même moment mais à quelques mètres de distance, un autre vendeur ambulant moins encombré que son confrère s’active à tour de bras devant la terrasse d’un autre café. Ses clients, souvent des habitués, s’arrachent sans gêne la grille des mots croisés du jour, à raison de 50 centimes la copie, alors que juste à côté, devant le kiosque à journaux du centre ville, les premiers arrivés, encore mal réveillés, se disputent ce qui reste des derniers exemplaires des paris mutuels, souvent épuisés bien avant le commencement de la journée de ce point de vente stratégique dans la ville.
Décevante entrée en matière pour aborder la problématique d’un lectorat, réduit en peau de chagrin, dans une ville universitaire et dont la population active ne manque pas de cadres d’Etat, de jeunes instruits et encore moins d’un large champs de professionnels censés représenter le levier de l’économie locale mais aussi celui de la culture.
Sur les 8000 exemplaires, tous titres confondus, livrés quotidiennement par Sapress, seule une moyenne de 52% trouve lecteur à travers toute la province d’El Jadida. Un constat des plus alarmants qui ne peut d’apparence trouver une explication, au moment où l’agence de distribution locale, ne lésine pas sur les actions de proximité, pour que l’information toute fraiche soit à portée des citoyens d’El Jadida.
« Nous faisons en sorte que les journaux soient disponibles dans tous les points de vente au plus tard à 8 heures du matin, afin que les citoyens de la province puissent avoir accès à l’information à un moment psychologique de la journée et bien avant la reprise des services », nous a expliqué Abdelkrim, chef d’agence de Sapress à El Jadida.
Il faut noter que la procédure de distribution commence à partir de Casablanca, aux toutes premières heures de la journée. La dotation d’El Jadida arrive à destination vers 1 heure du matin, après quoi commence la mise en casier vers 3 heures et c’est à partir de 3 heures et demi que sont envoyés les premiers jets des différents quotidiens, si bien que certains points de vente chauds, peuvent exposer leur marchandise à partir de 7 heures du matin.
De Bir Jdid à Oualidia et jusqu’aux confins des Doukkala, l’agence Sapress a mis en place un réseau de 135 points de vente dont 112 concentrés dans la ville d’El Jadida, avec un dépositaire à Sidi Bennour.
« Nous avons instauré une technique de distribution basée sur la génération pour éviter tout problème de pénurie et permettre ainsi que nous effectuons des visites quotidiennes aux différents points de vente stratégiques pour procéder à des à des déplacement de papier quand cela s’impose », nous confirme le chef d’agence, dont le travail de proximité est aussi renforcé par des avis de sensibilisation contre la location de journaux.
Face à tous ces efforts que fournissent les distributeurs, on ne peut que s’interroger encore plus sur le fait que les jdidis s’informent peu ou pas du tout.
« Rien d’étonnant à cela », nous explique M.L., homme d’affaire originaire d’El Jadida. Selon lui, « si on prend en compte la nature de la société dans la province d’El Jadida, ou plus exactement dans Doukkala, on comprendrait mieux les origines de ce phénomène. Cette région du Maroc quasiment agricole, donc à tissu rural, a muté en contrée ouvrière avec l’avènement de Jorf Lasfar. Ainsi donc, dans cette configuration sociale puisque pour la subsistance, il est difficile d’instaurer une complicité entre cette catégorie de citoyens et l’offre journalistique quotidienne, puisque au-delà de l’illettrisme, il se trouve aussi que les esprits sont branchés ailleurs, vers cet éternel combat pour la subsistance ».
Cette thèse quoique porteuse de grandes vérités est loin de faire l’unanimité. « Il serait illusoire de faire porter le chapeau à un lectorat pas branché ou handicapé par ses carences financières », nous explique cet enseignant à la retraite, et d’argumenter : « Ce qu’il y a lieu de souligner, c’est que la presse écrite passe aujourd’hui à côté des grandes mutations que connaît le pays. Nos journaux sont restés figés dans leurs conceptions, sans se donner la peine d’inventer d’autres formules pour accrocher l’intérêt d’éventuels lecteurs. Quel avantage pourrait avoir le citoyen à redécouvrir la Une de tous les journaux si les informations qu’elle véhicule sont déjà commentées en long et en large dans les télévisions nationales ou par le biais des paraboles en ce qui concerne les évènement internationaux. D’autant plus que le reste des matières proposées laisse souvent à désirer du point de vue informations et écritures journalistiques ».
Il faut dire que la lutte est effectivement trop inégale entre la presse écrite et les pouvoirs médiatiques visuels de la télévision et des paraboles. Trop rapides et beaucoup plus proches des consommateurs, leurs informations se trouvent consommés bien avant que les journaux ne les mettent sous presse.
il y a toujours une alternative pour atténuer cette inégalité de chance, souligne C.F. professeur de langue française, et cela s’est déjà vérifié sous d’autres cieux, « ce que nos éditeurs de journaux doivent comprendre, c’est que le citoyen a aujourd’hui besoin de l’information de proximité, qui touche son environnement immédiat, d’où l’importance de l’information régionale qui a déjà fait ses preuves dans les pays européens voisins ».
Suggestions soutenues invariablement par nombre de citoyens et dépositaires de journaux à El Jadida. Pour ce revendeur qui détient un coin stratégique au centre-ville depuis plusieurs années : « De par une longue expérience dans ce métier, je peux vous assurer qu’il suffit que le nom d’El Jadida soit en évidence en première page, pour qu’il y ait un épuisement record du titre porteur ».
Toujours est-il qu’au-delà de ces réflexes de citoyens, avides de suivre de près tout ce qui est véhiculé par les médias et qui concerne leur entourage immédiat, la qualité et surtout la crédibilité des écrits constituent un autre volet des plus primordiaux pour l’approvisionnement d’un lecteur aujourd’hui très méfiant et plus exigeant.
Pour B.A, cadre bancaire, « la presse à scandale tente aujourd’hui beaucoup de lecteurs moyens et cela fait vendre du papier au grand bonheur de certains éditeurs de titres. Beaucoup de journalistes et de correspondants foncent tête baissée dans ce tunnel où l’on risque de donner un véritable coup d’assommoir à la vraie presse, celle des investigations, des analyses et de l’information objective, censée avoir son utilité dans la société. donc, la vraie question qui s’impose aujourd’hui, ce n’est pas de savoir pourquoi les gens ne lisent pas les journaux, mais de s’interroger sur les produits, que certains journaux proposent à leurs lecteurs surtout les jeunes parmi eux, qui constituent, que nous le voulons ou non, le vrai coeur du Maroc de demain ».
Effectivement, notre jeunesse ne se retrouve que rarement dans la presse écrite nationale. Seuls quelques quotidiens lui réservent des espaces de débats, donc de lecture. Pourtant, elle continue à représenter une réserve non négligeable, en mesure d’insuffler toute sa dynamique au journal national dont la marge de manoeuvre se rétrécit de plus en plus face à l’âpre concurrence de l’Internet et du zapping satellitaire.
Un refrain, le plus souvent scandé par la majorité des jeunes et que corrobore Saïd. A, lycéen d’Ibn Khaldoun d’El Jadida: « Nous avons assez de cette culture journalistique qui privilégie le scandale et les événements à sensation qui frisent parfois les provocations. Il n’y a qu’à voir cette bousculade autour des kiosques à journaux lorsqu’il est question de sang, de viol et de réseaux de prostitution et de proxénétisme. Rares sont aujourd’hui les quotidiens qui nous appâtent par des espaces jeunes à la hauteur d’une jeunesse consciente, naturellement curieuse et qui ne demande qu’à se retrouver à travers des supports censé véhiculer l’information, l’éducation et le savoir ».
L’initiation « Temps de livre », bien menée par le Secrétariat d’Etat à la Jeunesse et relayée par « le Temps du journal » organisée récemment par Sapress, dénote bien cette détresse des jeunes dans le domaine de la lecture. Un processus qui appelle à d’autres effets d’entraînement dans cet environnement où la résistance s’est ancrée dans les réflexes et les comportements depuis de nombreuses années, sans qu’une action notable ou d’envergure vienne la bousculer.
En attendant, on peut toujours dire que l’information écrite passe mal dans la province d’El Jadida, puisque son champ est aujourd’hui évalué à quelques 8000 exemplaires qui ne se consomment qu’à moitié.
Phénomène isolé ou malaise généralisé à travers le pays ? Ce serait là une autre interrogation, dont la réponse se retrouverait malgré tout, classée 10ème dans les ventes de journaux après Casablanca, Agadir, Rabat, Marrakech…
Ahmed CHAHID Libération 23-02-2004