Les derniers dons Quichottes d’El-Jadida

Le phénomène paraît insolite en ces jours de vacances de grande fête à El-Jadida. La ville s’est miraculeusement vidée de toute sa substance grouillante et l’apaisement est quasi-uniforme dans nombre de quartiers et places qui ne désemplissaient pas d’un désordre permanent.
Les milliers de marchands ambulants et leurs engins carrossables ont curieusement déserté les camps. Les vendeurs à la sauvette ne harcèlent plus les passants. Même les mendiants et les enfants de la rue qui hantaient le centre-ville ont soudainement plié leurs haillons et leur fortune de misère pour reprendre attache avec leurs contrées d’origine.
Tout aussi insolite est cette résurrection qui anime d’anciennes connaissances jdidies qui répondent aux sirènes du ressourcement et dont les regards frôlent à peine ou avec indifférence ce théâtre à l’agonie, cette plage triste ou ces sinistres blocs de béton ayant supplanté toutes les salles de cinéma qui les avait initiés aux merveilles du 7ème Art.
Telle une apparition éphémère qui rappelle plus les hirondelles trop frémissantes pour faire le printemps d’El-Jadida; toute cette élite en rupture irraisonnée avec son cordon ombilical, ne répond depuis longtemps qu’aux ultimes réflexes de la tradition et aux exigences d’une quelconque attache familiale.
Serait-ce derrière le vernis de ces deux tableaux apparemment anodins que se cache l’indéterminable secret qui fait qu’El-Jadida d’aujourd’hui respire difficilement, sans le moindre état d’âme.
Il est vrai que depuis les années 80, deux phénomènes sociologiques majeurs et simultanés ont scellé les desseins d’une coquette petite ville, en noces pour sa grande cérémonie industrielle. Phénomènes dont les impacts mal contenus ont eu des conséquences catastrophiques sur cette petite ville sereine, convertie grossièrement et à la hâte en gigantesque pôle portuaire et industriel.
Les premiers signes d’essoufflement de cette El Jadida qui avait sa place culturelle, sportive et artistique sur l’échiquier national a commencé par la désertion de toute sa crème qui s’est fixée sous d’autres cieux, sans effacer son ardoise et que même l’Association des Doukkala ne parvient plus à mobiliser aujourd’hui. Une défection regrettable et peu commune au moment où les signaux porteurs qui nous arrivent des autres régions du pays sont le fruit des ralliements et de la cohésion de toutes les forces internes comme externes.
Sur un autre plan, El Jadida a connu au cours de ces dernières années, une véritable mutation sociologique, et ce, depuis la création du port de Jorf-Lasfar. Cela s’est traduit par une soudaine poussée démographique rarement égalable, qui a fait qu’en l’espace de trois décennies, la population locale est passée de 75.000 habitants à environ 200.000 âmes à l’heure actuelle.
Dans cette ruée, El Jadida fait figure de ville-dortoir ou de gagne-pain pour les différentes couches sociales qui ont opté pour s’y installer et dont les soucis sont accrochés beaucoup plus bas que ces petites choses qui agrémentent et stimulent la vie locale, mais qui ne rapportent pas à court terme.
Nous estimons donc, que c’est à partir de ces simples fragments de l’histoire récente d’El Jadida qu’on peut aisément comprendre son climat de malaise et déterminer les raisons de cet effritement à peine croyable qui fait qu’El Jadida se déconnecte et se démobilise, au grand désarroi des derniers dons Quichottes qui ne savent plus à quel niveau porter bataille pour faire renaître les passions d’autrefois et insuffler dynamisme et espoir.
En d’autres circonstances, El Jadida aurait pu amortir tous les chocs en s’appuyant sur les piliers d’un conseil municipal consistant et homogène. Seulement, là aussi, la série noire dont les épisodes n’en finissent pas depuis 76 et qui tournent au drame par les temps qui courent est loin de représenter un quelconque réconfort pour une ville aujourd’hui sans partenaires.
Faut-il verser dans le défaitisme noir et laisser le bateau ivre d’El Jadida voguer sa galère ou réagir à cet instinct de survie qui commence à ranimer certaines oasis de consciences, aujourd’hui dans les premiers rangs pour dire haro?
Quelque part, la résistance à cet état maladif s’organise. Timidement mais avec détermination, les premières connexions d’un réseau de conciliation avec la ville prennent allure sous forme de rencontres périodiques, regroupant un noyau d’hommes de presse, médecins, universitaires, enseignants, représentants de services publics… souci commun: sonner la matine d’une ville qui a tout pour réussir. Tout, sauf cette volonté de dépasser ses complexes, bousculer ses obstacles illusoires et avoir le courage intellectuel de passer le flambeau à toute cette force vive qui n’aspire qu’à être canalisée et endiguée dans les artères vitales de cette capitale des Doukkala, en grave crise d’identité.
Quelque part renaît l’espoir et nous sommes prêts à le partager et le soutenir.

CHAHID AHMED – Libération 12-02-2004