RESISTANTS ET SOLDATS INCONNUS

Nous étions en Mars 1962 et la fête du trône battait son plein. Une activité fiévreuse régnait dans tout le pays. Les mazaganais comme le reste des marocains s’étaient lancés dans les préparatifs plusieurs jours avant la commémoration du trois mars.

Autour des principales places des tribunes en bois étaient échafaudées, formant ainsi de grandes arènes où défileraient des majorettes accompagnées d’une clique, et où s’exhiberaient des troupes théâtrales, musiciennes et sportives. Dans la plupart des quartiers des huttes en bois et bâches étaient édifiées spacieusement afin de contenir, outre les organisateurs, un des orchestres populaires et une assistance nombreuse et euphorique. Elles étaient tapissées de l’intérieur et couvertes de l’extérieur par une couche de palmes fraiches, ornée de fanions aux couleurs nationales et constellée d’ampoules rouges et vertes. De grandes étoiles de bois peintes en vert et portant aux sommets des lampes de couleurs, surplombaient les entrées faites elles aussi de palmes en arcades. Hormis ses quartiers anciens aux rues tortueuses, la ville était toutes lumières et dans tout ce folklore, places, façades et huttes arboraient drapeaux banderoles et portraits du Roi, tantôt seul, tantôt entouré de sa famille.

A l’image des grands, B.de paille et ses sœurs voulaient eux aussi vivre cette fête prestigieuse, y participer. Mais comment ? Ils n’avaient ni les moyens, ni le local. Ils se réunirent en conseil. Après différents palabres, il fut décidé qu’une hutte serait construite en terrasse avec tout ce qu’ils trouveraient d’utile à la maison. Ensuite, ils iraient faire une tournée des rues pour voir ce qu’ils pourraient glaner comme nourriture. La maison ne leur assurant pas souvent le manger nécessaire ils ne s’attendaient guère à ce qu’elle leur garantisse la bonne chère pour les festins. Mais auparavant il leur fallait se procurer des palmes. Il faut dire que l’usage de palmes dans la fête du trône était devenu rituel au fil des années. B.de paille se fit fort d’aller sur le champ avec l’une des sœurs en cueillir dans le boulevard là où s’élevaient les palmiers. Après une demi-heure environ ils revinrent trainant derrière eux une douzaine. Ils n’avaient pas eu à les arracher comme ils s’y étaient attendus. Ils n’avaient eu qu’à demander pour en prendre aux amateurs de festivités en quête de décor, qui les avaient déjà coupées et rangées par tas sur les trottoirs.

Ils firent la chaîne dans les escaliers pour les monter. De leur côté les deux autres sœurs avaient élevé un amas d’objets disparates. Des caisses de bois, des branches sèches, des roseaux que la mère utilisait dans son métier à tisser, de gros bâtons qui lui servaient à battre la laine, une vieille petite échelle qui n’avait plus que deux barreaux mais dont les montants étaient encore intacts, quelques couvertures usées, de la ficelle, des clous, un marteau…

Ils tuèrent la plus grande partie de l’après midi dans la construction du gite avec entrain et gaieté, le décorant avec tout ce qui était rouge et vert ; couvertures de cahiers, papier, tissus…etc.…L’intérieur avait pour simple ameublement un vieux burnous presque en loques qui couvrait le sol, quelques oreillers d’alfa au coin, et retournée au milieu, une grande caisse en guise de table. Quelques restes de bougies empaquetés attendaient d’être brulés le soir. Mais le plus difficile restait à faire ; l’approvisionnement.

Le mari d’une tante faisait à l’époque le « Raïs » à bord d’un bateau de pêche. Il habitait dans un quartier lointain, mais cela n’empêcha point B.de paille d’aller demander de ses nouvelles. Sa femme lui dit qu’il avait pris la mer la veille et qu’on l’attendait pour le soir. Il revint prendre ses sœurs. Le petit groupe gagna le port et n’attendit guère longtemps pour le voir pointer au tournant de la digue et arriver à quai. On commença le transbordement de la cargaison de sardines avec la plus grande vigilance pour éviter toute glanure. Le Raïs remarqua B.de paille dans le tumulte, et au lieu de lui offrir quelque chose, il lui tendit quelques poissons dans un cabas lui ordonnant de les porter à son épouse et retourna illico à ses obligations. L’enfant n’eut pas le temps de l’informer qu’il était encombré de ses sœurs. Il les rassembla la rage au cœur et ensemble durent accomplir cette commission importune et inopportune, toute dérobade pouvant être plus tard source d’ennuis. Cela leur prit beaucoup de temps. Le soir les surprit en train de flâner dans la place Hansali dans l’espoir de rencontrer quelqu’un de leur connaissance, charitable au point de leur donner quelque obole.

La vaste esplanade s’adossait aux remparts de la cité portugaise au nord, et au marché central à l’ouest, tandis qu’une lisière de magasins, truffée d’issues obscures qui débouchaient sur les quartiers alentours pour finir en dédale, la ceinturait au sud jusqu’aux limites de la place Med 5. L’endroit en cette fin d’hiver grouillait de gens, le froid à l’approche du printemps souvent précoce au Maroc n’étant plus âpre et poignant comme en Décembre ou en Janvier au point de les retenir chez eux. Ils étaient attirés par l’ambiance de fête et malgré une pluie fine et discrète qui tombait par intervalle, les boutiquiers n’avaient pas hésité à exposer leur marchandise en plein sur les trottoirs et parmi elle, de nombreux tréteaux laissés à l’abandon avec une variété de pâtisserie. Nos amis s’éparpillèrent par ci par là augmentant ainsi leur chance de tomber sur leur « Papa Noël » mais en vain. B.de paille faisait de son mieux tout en surveillant ses sœurs. Soudain un attroupement serré et spontané attira son attention. Il courut en sa direction le cœur battant à tout rompre. L’ainée des sœurs cherchait de ce côté-là. Il fendit la masse compacte comme il put pour se trouver face à face avec elle mais tenue par un géant, brun et velu, très fort avec un visage dur et des bras de gorille. Il était impossible qu’elle puisse fausser compagnie à un pareil énergumène. La jeune fille criait pâle et tremblante :

« – Je n’avais pas après votre marchandise ! Je voulais seulement m’assurer si vous étiez un parent ou une connaissance pour notre famille, je vous jure !

– Pourquoi ? Répondit le quidam. Tu voulais m’inviter pour ce soir ? ».

Les badauds répondirent par un fracas de rire. B.de paille intervint alors.

« – Lâche-la ! Qu’est-ce qu’elle t’a fait ?

– Je l’ai surprise en train de faire à mes gâteaux des yeux doux et à moi des regards furtifs. Répondit l’homme. Comment tu expliques ça ?

– C’est du faux ! Veux-tu la lâcher ! Gueula

B.de paille en tenant le bras de sa sœur.

– Et toi ? Qui es-tu pour me dicter ce que je dois faire ?

– C’est ma sœur !

– Ah bon ! Ça devient clair ! Tu es de connivence avec elle hein !? Répliqua le marchand en lui flanquant une gifle.

– Espèce de brute ! Nous ne sommes pas des voleurs ! Nous sommes pauvres, nous sommes déguenillés, nous sommes tout ce que tu veux mais nous ne sommes pas voleurs ! Cria B.de paille en plaquant sa main sur la joue giflée. Si j’étais grand comme toi je t’aurais tabassé ! Mastodonte puant ! Mais tu ne perds rien pour attendre ! Sûr que notre frère viendra te corriger ! ».

L’enfant bluffait pour éviter lui-même une raclée gratuite. Et le marchand en entendant la menace, pensa bien changer de démarche pour se préserver lui aussi de toute complication ultérieure. Il demanda à l’un de ses garçons de retrouver l’agent qui rodait aux environs. Il tenait maintenant les deux enfants à la fois. B.de paille se rendit compte qu’ils étaient mal tombés. Que faire mon Dieu ! Pensait-il. Il supplia le pachyderme de l’espèce humaine mais en vain. Une femme qui paraissait de haute classe que les pleurs de la petite fille et les supplications de son frère avaient touchée intervint dans l’espoir de les tirer de ce mauvais pas. Elle rappela au marchand que le bon Dieu appréciait le pardon et le notait comme bonne action. Les deux enfants se plaignirent en même temps :

« – Nous ne lui avons rien fait m’dame. Nous n’avons touché à rien ! ».

Mais l’homme ne voulait guère céder. Une discussion très chaude eut alors lieu. Elle tourna bientôt en altercation et la femme abandonna refusant ainsi toute immixtion dans l’affaire et ses probables retombées. Elle dit cependant en s’en allant :

« – On ne condamne pas les gens pour des yeux doux et des regards furtifs, Bon sang! Où irait-on après cela ? Mon Dieu ! Ayez pitié de nous ! ».

Un homme se détacha de la mêlée et vint parler à l’oreille du marchand. Ce dernier lança un : « Allez venez ! » autoritaire tirant les deux enfants par la main. Ils allaient chez les parents. B.de paille le comprit d’après l’itinéraire qu’ils suivaient, comme il comprit ce qu’avait soufflé le badaud au pâtissier. Il lui avait certainement indiqué leur identité et leur adresse. Ils marchaient maintenant dans le boulevard Richard d’Ivry qui prenait racine dans celui de Med 5 pour aller mourir quelques centaines de mètres plus loin au sud dans le quartier des villas du « Plateau ». Une grande artère flanquée de deux façades où magasins et ateliers s’alignaient et se côtoyaient pour ne laisser que le strict nécessaire aux portes de bâtiments, ou de temps en temps à quelque ruelle qui venait s’y jeter. Les lumières de la fête et celles des lampadaires qui jalonnaient les trottoirs encombrés de gens répandaient une clarté comme celle du jour. La pluie ne tombait plus. La circulation était dense. En passant devant les fours « Tasso » l’odeur du pain frais en rajouta à leur faim. L’homme ne tenait plus que la fille, le garçon marchait derrière. Tantôt il suppliait, tantôt il se retournait se demandant où pouvait être ses deux autres sœurs. Cela faisait longtemps qu’elles ne donnaient plus signe de vie. Pourquoi ne se montraient-elle pas ? Il ne sut répondre à ces questions qu’une fois la maison en vue. Il était sûr maintenant qu’elles étaient rentrées. A présent il souhaitait du fond de son cœur un infarctus au pâtissier, et du fond de son âme une protection de Dieu.

Le Bison comme à son habitude était toujours à l’atelier malgré l’heure avancée. Quand il les vît il quitta une sorte d’alcôve meublée de vieux sièges de voiture où il était en train de siroter du vin rouge en compagnie d’un intime, et vint à leur rencontre. Le marchand salua d’une manière arrogante et narra son histoire. Tout ce qu’il disait était parole d’Evangile et par conséquent toute justification devenait superflue. Le Bison retroussait déjà les manches de sa chemise après avoir ôté et posé sa veste sur une chaise. La correction était imminente. Elle commença avec le départ du pâtissier. Les coups pleuvaient n’importe où et n’importe comment sur la petite qui encaissait muette, non seulement de terreur mais encore du fait que crier était une autre gaffe qui comptait d’autres coups. Elle avait déjà une arcade éclatée et sa joue couverte de sang. Mais le Bison n’en avait cure. Recevant cette fois-ci un coup de pied au côté elle alla heurter l’établi puis s’affaissa sans connaissance. B.de paille se jeta sur elle la couvrant de son corps et implorant :

« – Pitié père ! Vous allez la tuer ! C’est moi le responsable. Vous savez pertinemment que nous n’avons jamais volé !».

Croyant à un détournement de fureur le Bison lui percuta le flanc d’une botte qui le fit rouler au-delà de sa sœur.

L’ami intime daigna enfin venir s’interposer. Il força son hôte à regagner son coin. Ensuite, se servant d’un mouchoir trempé, il humecta le visage de l’infortunée dans l’espoir de la ranimer mais en vain. Il dut recourir à la force et lui administra à son tour quelques gifles. Comme l’humain est de nature bizarre ! Alors que la première volée l’avait envoyée dans les pommes, la seconde la fit renaître. Cependant elle revenait à elle avec des yeux exorbités. La pauvre petite ne comprenait pas pourquoi le Bison qui n’arrêtait pas de la frapper, s’était-il métamorphosé en inconnu. Le cri n’étant plus prohibé en présence d’étrangers ou devant une vision elle gueula d’une voix stridente un long « maman » qui fut renvoyé plusieurs fois par l’écho. L’homme s’empressa aussitôt de lui prodiguer des caresses et de lui parler doucement. Il essaya de tirer de l’argent de sa poche et, l’ivresse aidant fit tomber des pièces de monnaie qui roulèrent sous la ferraille. Il mit un billet de cinquante centimes dans la petite main en l’embrassant. Peu après, confiante et calmée, elle se laissa guider jusqu’à la porte de la maison.

La mère en entendant l’S.O.S. de sa fille avait descendu l’escalier quatre à quatre, inquiète et affolée. Mais se rappelant qu’elle ne pouvait sortir sans l’autorisation du mari, elle s’était arrêtée net devant l’entrée à côté d’une cloison mitoyenne en bois, et s’était contentée tantôt de tournailler, l’oreille tendue, tantôt de regarder à travers le trou de la serrure. Elle vit venir l’homme. Avant que celui-ci ne sonnât, elle sortit sa main par l’entrebâillement de la porte, saisit la gamine par le bras et l’entraîna à l’intérieur. Et, avant de fouler la première marche pour remonter, elle pria l’homme sans le voir, de lui envoyer B.de paille. Il le trouva accoudé à l’établi, prostré, dans une hébétude muette, ressentant à la fois les radiations du coup dans tout son côté meurtri, et redoutant qu’il ne soit que le prélude d’un déluge de matraque qui l’attendait certainement. Il lui transmit le message en lui passant la main sur la tête pour qu’il revienne sur terre. Le garçon s’approcha de l’alcôve la tête basse et dit doucement :

« – Père ! Maman me réclame.

– Disparais ! Demain de bonne heure tu descends ouvrir l’atelier »

Demain c’était le trois mars.

« – Peut être qu’il est saoul. Il ne sait pas ce qu’il dit. Pensa B.de paille n’en croyant pas ses oreilles. Pourquoi ouvririons-nous seuls un jour de fête. Mais il répondit quand même :

– Oui père ! Je sais »

Il était libre enfin et allait rejoindre les siens. Mais à peine sur le palier qu’il fut rattrapé et dépassé par le Bison. Arrivé à son tour sur le pas de la porte d’une des chambres, il resta interdit devant l’acte hideux dont ce dernier était coutumier. Il avait repris le billet d’argent et était en train de le fourrer dans son porte feuille, tandis ce que la martyrisée, collée au flanc de sa mère, se cramponnait de plus en plus à elle et lui enfouissait la tête dans sa nuque. Avant de repartir il ordonna à B.de paille d’essayer demain de retrouver les pièces d’argent que l’hôte avait perdues tout à l’heure. « C’était donc ça ! » se dit B.de paille. Il chercha ses deux autres sœurs dans tout l’étage. Elles n’étaient pas là. Il monta en terrasse et les trouva aux aguets dans la hutte, livides, attendant la suite de cette fâcheuse affaire. Il les rasséréna, puis leur demanda :

« – Notre mère est-elle au courant ?

– Oui répondit l’une des filles c’est elle qui nous a envoyées nous cacher ici mais elle désapprouve notre balade nocturne. »

Une heure après, l’ainée leur apporta une pitance faite de vieux morceaux de pain sec que la mère avait bouilli avec des grains de fenugrec. Elle avait le visage tuméfié. Ils baissèrent tous la tête n’osant plus la regarder. B.de paille avait le cœur gros. La mésaventure qu’ils venaient de vivre lui laissait un goût amer. Il s’en voulait à mort d’avoir entrainé ses sœurs vers le danger. Il était rongé par le chagrin, mais n’osait le leur confier pour ne point leur en ajouter. Il était secoué de sanglots contre lesquels il lutta tant qu’il put et auxquels il succomba finalement, laissant échapper de grosses larmes qui lui couvraient les joues, le menton. L’ainée s’occupa de le consoler dans un murmure tendre et entrecoupé, qui paraissait se débattre contre les hoquets :

« – Tu ne dois pas t’en faire frérot ! Nous avons tous voulu festoyer, tu ne dois pas te sentir coupable. Au contraire on est fières de toi. Tu es tout le temps en train de nous protéger, nous couvrir. Tu dévies toujours sur toi les raclées, les sermons, etc.…c’est toi qui es notre père ! Notre grand petit père !»

En prononçant ces derniers mots, elle enlaça son frère et se mit à son tour à hoqueter pour fondre ensuite en larmes imitée par ses cadettes. La fête tournait en deuil.

Tard dans la nuit la mère vint emporter la bouffe encore intacte et jeter une couverture sur ses enfants qui dormaient d’un sommeil perturbé, côte à côte dans leur hutte, rêvant sans doute pendant la nuit du banquet qu’ils n’avaient pu organiser pendant le jour. Un banquet où B.de paille se voyait en train de recevoir des billets d’argent d’un personnage féerique, aux ailes et à la face angéliques, descendu de l’au-delà où demeurent les âmes défuntes, pensant qu’il s’agissait de son père légitime, liquidé mystérieusement lors du mouvement nationaliste* Voir épisode : « Racines ».

Que diraient de cette histoire ceux qui avaient couru et courent encore après un titre de « résistant » avec tout ce qu’il peut engendrer comme indemnités et avantages, et qui racontaient à qui voulait les entendre qu’un jour sous le joug des colons, ils avaient étés renvoyés de leur boulot parce que leurs patrons les avaient surpris en train de pleurer l’exil du Roi. Des prétentions sans fondements de ce genre, à l’aventure vécue par nos petits amis qui eux n’avaient jamais rien prétendu qu’une petite fête à l’occasion de l’événement qui matérialisait l’indépendance de la nation. Don Qui Chotte se devrait d’être exorciste ou du moins réfléchir à deux fois avant de remettre leurs médailles à certains résistants ou soldats inconnus.

Le petit precepteur