LE PETIT PRECEPTEUR

Au collège, B.de paille réussissait non seulement à décrocher de bonnes notes mais aidait aussi ses camarades à en avoir, tellement il était devenu très bon élève. Cette notoriété l’aida à devenir précepteur de quelques jeunes filles du quartier pour les mois qui restaient de l’année 1962. L’une d’entre elle, jolie au demeurant était du même niveau que lui, les autres de niveau élémentaire. Elles n’avaient plus le droit de redoubler leurs classes respectives. Elles étaient de familles pauvres mais elles pouvaient lui payer ses honoraires à raison de milles cts par mois. Les cours commençaient le soir à dix huit heures et finissaient à vingt heures.

Celle qui dépassait les autres en classe et en âge s’appelait Aurore. Brune et précocement grande, elle avait un corps déjà appréciable pour ses rondeurs prématurées. Toujours moulue dans des robes trop justes et trop courtes elle paraissait bien nourrie et sa vive intelligence rayonnait sur sa physionomie.
Elle apportait à chaque cours des gâteaux et des bonbons pour tout le monde. Comment cette fille de pauvre faisait-elle pour vivre dans cette aisance ? B.de paille se promit tout de même de ne point le lui demander. Il risquait de ne plus la revoir et avec elle toutes ses largesses qui lui faisaient plaisir et agrémentaient ses séances.

Il sut par la suite qu’elle monnayait déjà ses charmes. Il se mit à se morfondre secrètement de dépit et de jalousie. Il se sentit tout petit devant elle. En goûtant aux délices de l’amour elle venait de s’élever au rang des dames alors qu’il n’était encore qu’à celui des gosses. Pourtant ils allaient tous les deux sur la même année.

Les cours avançaient au fil des semaines enregistrant un progrès remarquable chez les élèves et avec lui un rapprochement entre B.de paille et Aurore. Cette dernière avait pris l’habitude d’arriver avant les autres et de ne repartir qu’après elles. Elle discutait un brin avec la mère et prenait dans ses bras la plus jeune de ses enfants. Quelques fois les cours finissaient avant l’heure leur laissant des moments durant lesquels élèves et maître jouaient au « cache-cache », au « délivré »…Aurore se débrouillait toujours pour ne pas faire équipe avec B.de paille et B.de paille formait toujours les groupes de façon à ne point être avec Aurore. Quand il la dénichait elle s’enfuyait vers des coins isolés. Quand elle était sur le point de l’attraper il en faisait de même. Ils se poursuivaient, se rattrapaient, s’enlaçaient, l’une semblant ne pas vouloir se rendre, l’autre essayant de la ramener de force. Une fois qu’il était en train de la poursuivre elle entra dans la chambre la plus obscure qui ne voyait jamais de soleil. B.de paille courut après elle. Elle stoppa net au milieu et l’attendit. Il buta contre elle et l’un entrainé par l’autre ils tombèrent sur le sol couvert d’un tapis usé. Elle voulut se remettre debout mais il lui prit une jambe et la tira avec force puis s’étendit tout contre elle. Ils roulèrent enlacés à gauche et à droite, ahanant, le souffle court. Leurs haleines se mêlaient, leurs poumons haletaient. Parallèlement au souci d’immobilisation de l’adversaire, B.de paille essayait de tirer un maximum de volupté de ces ébats spontanés qui paraissaient encore plus intimes dans la pénombre de la pièce. Tandis qu’en voulant se dégager Aurore s’abreuvait goulûment de l’effluve de son jeune maître qui comme un baume lui allait droit au cœur.

A les voir on aurait dit deux amoureux en plein coït. Tout autre adolescent aurait profité de l’aubaine pour conquérir le cœur de la jeune fille qui de son côté ne demandait qu’à être aimée, caressée, embrassée, pelotée… Il aurait compris que ce corps superbe et chaud réclamait l’amour à cor et à cri. Mais d’une part elle était de celles qui préfèrent laisser l’initiative aux prétendants, et de l’autre elle était tombée sur un partenaire timide, torturé par le désir ardent de la tenir amoureusement dans ses bras, l’embrasser longuement, jusqu’au soulagement de ses sens et par la crainte que quelques avances maladroites et malheureuses ne le fissent comparaitre devant le tribunal du Bison.

Plus tard, ils eurent la conviction que leur aventure ne dépasserait jamais le stade qu’elle avait atteint.

De son côté le Bison ayant su par ouï-dire que B.de paille gagnait de l’argent le contraignit à lui donner tout ce qu’il recevait des filles, lui conseillant de trouver encore d’autres élèves. Mais le garçon ne l’entendait pas de cette façon. Quand il se couchait le soir il passait un long moment à se triturer la cervelle. Tant de fois il pensa arrêter les cours. Pourquoi bosser pour d’autres et pour rien ? Mais le Bison n’accepterait jamais maintenant qu’il avait découvert une autre source de gain. Et puis il avait promis à ses élèves de les sauver. Il ne pouvait plus reculer sous peine d’être traité de parjure. Et Aurore ? Il s’en voudrait toute sa vie si jamais elle échouait. Le sommeil le surprenait toujours absorbé dans des pensées érotiques liées à l’appétissante jeune fille, prix unique de son préceptorat volontaire et stimulant de taille à le renforcer dans sa détermination à vouloir mener les redoublantes au succès.

Un certain Sadok avait été engagé comme homme de peine un peu avant l’année 1960 à l’école Charcot patronnée par la mission française. Adulte accompli, il était rude et plein d’énergie avec une face de paysan moustachu, aux yeux bruns et aux sourcils épais. Au fil des ans il avait appris à faire beaucoup de choses, se spécialisant dans certains métiers comme la maçonnerie, la peinture, la serrurerie …. Il était devenu l’homme à tout faire, la solution de tous les problèmes auxquels pouvait être confrontée la direction. On le dirigeait sur toutes les tâches ingrates et il s’en tirait admirablement bien. Il était devenu le chouchou du directeur qui non seulement lui avait octroyé un logement au sein même de l’établissement en guise de récompense pour ses prouesses, mais donnait tant de valeur à sa parole aussi et beaucoup d’importance à son avis dans tout ce qui pouvait intéresser l’école de loin ou de près. Cette situation, il l’avait acquise en partie grâce aux conseils du Bison avec lequel il avait lié connaissance tout juste après son embauche, et qui lui apprenait quelques recettes concernant ses bricoles et fermait l’œil sur ses rapports érotiques avec sa seconde femme, ménagère à l’époque au même établissement en échange d’offrandes détournées. Arriviste en diable il voulut aller encore loin. Il s’arrangea avec le Bison pour que B.de paille allât lui donner chaque soir des leçons de français. Il titubait dans la langue mais il cherchait un peu de perfection. Les honoraires seraient de mille cts évidemment et évidemment versés au Bison. Avisé B.de paille s’excusa gentiment auprès de Sadok bien sûr n’ayant pas le droit à ce « privilège » auprès de son tuteur, prétextant qu’il était occupé par les cours de rattrapage qu’il donnait aux filles et par ses propres devoirs qui le tenaient éveillé quelques fois jusqu’à l’aube. Il le supplia même de l’oublier. Mais si Sadok en homme compréhensif se résigna à abandonner l’idée de soigner son français, le Bison au contraire s’accrocha à elle comme un naufragé à une épave. Il lui intima l’ordre formel d’aller chaque soir après le départ des filles assister son ami dans son apprentissage.

L’école n’était pas loin. Une distance de cent cinquante mètres seulement la séparait de la maison. Mais pour l’atteindre il fallait sortir de l’avenue Pasteur dans le boulevard Richard d’Ivry, juste à l’endroit où la côte devenait raide, monter un peu vers le sud puis tourner à gauche et continuer à travers un champs jusqu’au portail. B.de paille était terrifié à l’idée de parcourir ce dernier morceau de chemin dans les ténèbres. Dès qu’il laissait le boulevard derrière lui pour s’engager sur le sol rocailleux et plein de buissons du champ, une peur insurmontable le saisissait. Le lieu et le moment étaient propices aux activités malsaines. Il avait toujours en mémoire le groupe d’adolescents aux mines patibulaires qui faisaient la queue derrière les fesses nues d’un enfant en appui sur ses mains soumis et consentant. Les salopards l’avaient surpris en possession d’une montre volée, et monnayaient leur silence en goûtant à sa chair. Ce soir là il avait pris le large en jurant et crachant, mais celui qui veillait au tour de rôle l’ayant entendu grommeler lui cria en guise de réponse :

« – T’en fais pas vas ! Ton tour viendra un de ces jours petit salaud! »

Depuis lors il s’attendait toujours à ce qu’un énergumène en embuscade lui barrât la route, ou encore qu’un chien en quête de détritus le mordît. L’école aménagée dans une ancienne caserne, conçue sous le Protectorat français pour abriter les légions africaines quelques jours avant de rejoindre le front, lui faisait l’effet d’un grand navire ancré à quelques brasses de cette berge qu’était la chaussée du boulevard. Et, plus il s’en approchait plus ses formes prenaient des mesures gigantesques et écrasantes qui tanguaient dans le noir. Les cimes des arbres qui la dépassaient de beaucoup en hauteur, paraissaient être de grands oiseaux de proie en train de la soulever pour l’emporter.

Il se sentait si vulnérable, si faible et sans défense devant ce panorama lugubre. Il terminait toujours en course, se jetant sur le portail qu’il cognait à deux mains en se promettant de ne pas revenir le lendemain, puis se rétractant devant la perspective d’une dérouillée qui s’avérait plus dangereuse et terrifiante encore que la traversée du champ.

Sadok était encore célibataire et le diner chez lui était des plus légers ; du pain et du thé chaque soir après la leçon, ensuite l’homme accompagnait l’enfant jusqu’au boulevard. Sadok avait la manie de loucher sur tout ce qui lui plaisait et comme son enseignant ne manquait pas de charme il devint très vite l’objet de sa convoitise. Mais toute tentative de séduction fut vaine, B.de paille menaçant même d’aller se plaindre au Bison, ce qui obligea Sadok à renoncer à ses mauvaises intentions. Il remercia le ciel que l’affaire restât là car il n’aurait jamais l’audace de parler d’une possible complication. Au sein de la famille les affaires de sexe étaient tabou, et mieux valait les vivre ou les subir dans le silence que de susciter un scandale déshonorant aux retombées incertaines.

Si B.de paille semblait s’être plié à cette nouvelle obligation malcommode, il ne caressait pas moins l’idée de s’en débarrasser un de ces jours. Il ne voyait cependant pas comment. Jusqu’au jour où Sadok lui dit que son patron était content du fait qu’il essayait de se perfectionner en français, et qu’il était disposé à suivre son évolution. Ce compte rendu lui inspira l’astuce suivante : s’il enseignait un truc faux peut être qu’en le remarquant l’européen se mettrait-il en colère et conseillerait à son espèce de factotum de limoger son précepteur. Mais après, qu’arriverait-il ? Dans le cas où Sadok le raconterait au Bison, B.de paille recevrait beaucoup de coups, des semaines durant avant que le despote ne se fît une raison. Mais tant pis ! Il vaudrait mieux souffrir quelques jours et avoir des bleus que de courir des dangers encore plus graves.
Au cours suivant il choisit le verbe faire au passé simple, l’écrivit au tableau et demanda à Sadok de le lire et le recopier afin de l’apprendre par cœur. Il lut :

« – Je faisai, tu faisas, il faisa, etc….Et voilà ! se dit B.de paille « le vin était tiré, il ne restait plus qu’à le boire ».

Un soir, vers la fin du mois, alors que B.de paille était en train de dicter quelques phrases, Sadok posa son stylo sur la table et lui demanda de conjuguer le verbe faire au passé simple. Il s’exécuta :

«- Je faisai, tu faisas etc… »

L’élève eut la certitude que le maître ne s’était pas trompé l’autre fois mais qu’en réalité, comme l’avait dit le patron il avait des lacunes et ne pouvait par conséquent faire office d’enseignant. Il ne dit rien. Il se contenta de corriger puis d’arrêter le cours. Il invita B.de paille à venir s’asseoir. Il posa devant lui la théière, un verre et du pain, enfin ce qui restait du diner que Sadok semblait avoir pris depuis déjà longtemps. Il commença son discours :

« – Ecoute B.de paille, je sais que tu n’aimes pas venir chez moi. Moi aussi ça ne m’arrange plus de perdre du temps à étudier. Ton père est un grand ami à moi et je n’aimerais en aucun cas le perdre à cause de toi. On va arrêter, mais tu vas me jurer que tu ne le lui dirais pas. »

B.de paille faillit hurler de joie. La manigance avait porté ses fruits. Néanmoins il questionna :

« – Mais s’il me demande… ?

– Tu réponds que tu viens toujours m’apprendre.

– Mais s’il s’aperçoit que je reste à la maison ?

– Arrange-toi pour qu’il ne le sache jamais.

– A la fin du mois…

– Je lui verserai toujours ses milles cts.

– Tu ferais ça ? Oh merci Sadok jamais je n’oublierais… »

Sadok ne le laissa pas terminer sa phrase et dit d’une voix rauque.

« – Si quelque fois tu as envie de venir me voir n’hésite pas. Tu serais le bienvenu et je te donnerais tout ce dont tu aurais besoin.

L’enfant tendit ses bras et sa bouche afin de l’embrasser sur la joue mais il lui prit la tête de ses deux mains et chercha à écraser ses lèvres contre les siennes. Dans son effort à vouloir se libérer, l’enfant heurta de sa tête le menton de l’homme et, la langue surprise par l’entrechoquement des dents écopa d’une mauvaise blessure et inonda la bouche de sang. Râlant et gesticulant de douleur et d’affolement la crapule oublia sa proie qui s’enfuit à toutes jambes jurant et crachant d’indignité. L’entente qui les avait unis contre le Bison, avait encouragé l’homme à vouloir entrainer l’enfant dans une autre complicité infamante, sûr que B.de paille ne dirait rien s’il voulait rester à la maison le soir.

L’affaire n’avait en effet pas eu de suite. Sadok ne pouvait plus se plaindre de l’absence du garçon sous peine de se voir accuser d’harcèlement sexuel. Et, la révocation du fils si elle parvenait aux oreilles du père risquait de rompre les relations et avec elles les affaires louches et frauduleuses qu’ils combinaient ensemble. Le Bison aurait simplement pensé que l’avarice l’avait emporté sur le désir d’apprendre qu’avait Sadok au début, le poussant à annuler les leçons et avec elles la rente des milles centimes. Il ne voudrait jamais admettre que le fils fût un incapable. De son côté B.de paille ne voulait pas « réveiller le chat qui dort ». Du moment que le silence était la seule rançon à payer contre une tranquillité même fragile, il n’irait jamais raconter au Bison qu’une nuit à l’école Charcot un certain pacte faillit tourner au drame. Il le tuerait plutôt que de le croire. Le Bison ne verrait là qu’un prétexte mensonger présenté dans le but de le brouiller avec son ami et de ne plus aller enseigner.

Les semaines se succédèrent et B.de paille consacra leurs soirées aux filles. Le Bison le croyant à l’école Charcot après vingt heures et ne le réclamant point pour une quelconque corvée, il prolongea les séances. Les filles ne sortaient plus qu’après la fermeture de l’atelier et le départ du maître des lieux. Et pour l’endormir encore, B.de paille descendait quelques fois ouvrir la porte et crier avant de la refermer et revenir à ses élèves :

« – Mère ! Fais en sorte que ma petite sœur ne joue pas avec mes cahiers ! Je vais à l’école Charcot ! »

Le petit précepteur fit tant et si bien qu’à la fin de l’année toutes les filles réussirent à passer en classe supérieure, y compris l’ainée des sœurs, échappant ainsi à l’arrêt d’étude. Sachant que tout ce qu’il percevait était récupéré par le Bison, elles cotisèrent pour offrir un pull-over à leur petit maître qui n’était plus petit à leurs yeux mais qui était devenu leur grand sauveur. Il les remercia pour cet effort supplémentaire tout en regardant Aurore dans les yeux, et dans un long soupir, il semblait vouloir lui dire qu’il avait plutôt besoin de son affection et de son amour.

Le clou de l’énigme