Quel moment d’émotion intense, au mois de décembre 2006, lors de l’hommage consacré à feu mon époux, l’écrivain Driss Chraïbi, par la ville et la faculté des Lettres de l’Université d’El Jadida.
A revoir l’album de photographies et le DVD que l’on nous a offerts à cette occasion, je revis ces instants et me remémore la joie de Driss d’être honoré dans sa ville natale entouré d’amis.
Je me souviens avec clarté de la cérémonie d’ouverture, en présence de M. Zelou, Gouverneur de la Province d’El Jadida et du président de l’Université Chouaib Doukkali, lors des allocutions d’ouverture ; de la table ronde, très animée, avec Kacem Basfao, spécialiste des œuvres de Driss, mais avant tout l’ami de 30 ans, de l’échange vivifiant entre Driss et M. A. Khatibi, tous deux natifs d’El Jadida, dont les chemins se sont croisés à nouveau ; des interventions à la faculté de Mme. Belhabib et de MM. Ait Rami, Ajbour, Basfao, Bejjtit, Bencheikh et Zahiri ; le tout d’une qualité professionnelle exemplaire, démontrant une compréhension profonde de l’œuvre de Driss Chraïbi, chacun l’analysant à partir de textes individuels, pour aboutir à une synthèse d’ensemble.
Et ceci sous le regard critique de l’auteur, qui fut fort intéressé mais quelquefois étonné de redécouvrir ses propres écrits sous un autre angle, tout en félicitant les participants d’avoir su éviter « la langue de bois » !
Mais aussi, des souvenirs plus personnels et affectifs :
– Les pigeons que Driss adorait tant à l’atelier de M. Dibaji, et le couscous d’Amina.
– Les jardins de l’Alliance Française, avec « Bibi », le canard « retrouvé ».
– Les retrouvailles avec M. Bouasria et tant d’autres.
– Le déjeuner à Azemmour, source d’inspiration pour son roman : La Mère du Printemps – «l’Oum-er-bia ».
Avant tout, me revient en mémoire l’émotion qui a submergé Driss lors du dîner de clôture, devant tant d’honneurs et des mots chaleureux de Mme la doyenne de la Faculté des lettres, de M. Salis, directeur de l’Alliance Franco-Marocaine, de M. Mouncif, Directeur de l’Association des Doukkala et de M. Mabrour coordonnateur de cette rencontre.
Driss fut comme ébloui devant de si beaux cadeaux, de récitations de ses textes lus par de jeunes étudiants, à la lecture du poème si émouvant qui lui fut consacré par M. Lamrabet ; et de celui qui lui fut offert par une poétresse.
A la fin il délaissa même le somptueux repas de fête, tant il fut à l’écoute de la musique des luthistes dont l’un non voyant.
Driss les suppliait de jouer à l’infini les chansons de Mohammed AbdelWahab et des airs de l’âge d’or d’Al Andalus, dont son enfance avait été bercée.
Lui qui recherchait de véritables relations humaines dans la simplicité ; « Ould-el-Bled », comme il aimait à se définir.
Quand on le revoit ainsi, en train de discuter, de s’exclamer, on croit encore entendre sa voix et son rire.
En nous quittant, le 1er avril 2007, Driss nous a laissé un grand vide, difficile à combler, car « on voudrait que rien ne ternisse, que rien ne vieillisse, que jamais rien ne meure ». Mais il m’a laissé un double héritage : d’abord, nos enfants, dont l’un né à El Jadida même.
« Ma plus belle œuvre, se sont mes enfants » disait-il souvent.
Et, bien entendu, son œuvre littéraire, un legs précieux que nous continuons à faire rayonner, comme nous lui avions promis, afin que sa voix unique résonne toujours.
N’a-t-il pas dit, dans Naissance à l’Aube ? – « Donnez-moi plutôt ce qui demeure : des livres » .
Même à 80 ans révolus, Driss était un homme libre, toujours résolument tourné vers l’avenir, vers la jeunesse de son pays, le Maroc. En témoigne la conclusion de Le monde à Coté : « La vie continue. Bonjour la vie ! »
Et les liens qui l’unissaient à la ville d’El Jadida demeurèrent tout au long de sa vie. Comme il l’a écrit dans Vu, Lu, Entendu : « J’aime mon pays. Si loin que j’en sois de par le monde, je n’ai qu’à fermer les yeux pour le voir et l’entendre, le sentir et le ressentir… On peut renoncer à tout, sauf à l’enfance ».
Et, en fermant mes yeux, je le vois encore écrire dans le sable de la rade : « EL JADIDA, MA VILLE NATALE, D.C. »
Je remercie infiniment les « Jdidis » qui nous ont accueillis lors de l’ultime hommage dans cette belle ville. Moi l’écossaise qui ai vécu à ses côtés pendant 35 ans, qui ai partagé son écriture et ses rêves, devenue marocaine de cœur, je peux témoigner que Driss en a été touché au-delà de l’expression et qu’il avait gardé ces instants vifs dans sa mémoire.
Sheena Chraïbi
© Sheena Chraïbi – 2008