M’hamed Elaadi ou L’exil forcé d’un artiste

Né en 1959, M’hamed Elaadi est un artiste sculpteur marocain autodidacte qui vit et travaille à El Jadida. Dès 1988 ses travaux ont suscité l’intérêt du public. Du bois à la pierre en passant par la terre glaise, il façonne son propre univers et se fait un chemin dans l’art de la sculpture. Que ce soit au niveau des commémoratives, des expositions individuelles ou collectives (Au Maroc et à l’étranger) ou à travers les symposiums locaux ou sous d’autres cieux, M’hamed Elaadi s’est toujours distingué en tant qu’artiste confirmé et de grand talent. Pour en savoir plus sur la vie artistique de ce grand génie de la sculpture qui s’est terré dans les confins de l’arrière pays d’El Jadida, nous avons décidé d’écouter ses reproches et sa rage de vaincre.


Q : Quels sont les dessous de l’exil forcé d’un artiste de la trempe d’Elaadi ?
R: C’est toujours difficile de se sentir étranger dans sa propre ville, surtout lorsqu’on a donné le meilleur de soi-même pour lever ses couleurs très haut et dans différents coins du monde. Mais cela n’empêche que je continue à aimer El Jadida et c’est sans doute pour ne pas perdre irrévocablement mes sentiments envers la nourricière de mes premières inspirations, que j’ai décidé de me retrancher à la commune de Boulaouane pour y installer mon atelier de travail et laisser se décanter mes amertumes.
Pour ce qui est des raisons de mon exil forcé, qui sont aussi diversifiés que multiples, je vais me limiter à quelques douloureuses étapes qui m’ont marqué au fer rouge et qui ont trait à ma vie intime et à la stabilité de ma famille.
Après mon retour des Emirats Arabes Unis ou j’étais le seul représentant de l’Afrique du Nord, à la 6ème édition des Rencontres Internationales de Doubaï, là où d’ailleurs j’ai reçu le trophée du premier prix du monde arabe (sans le moindre représentation de la diplomatie Marocaine, soit dit en passant), quelle fut ma déception en rentrant chez moi, après deux mois d’absence, de trouver un jugement du tribunal, me sommant de libérer la maison où loge toute ma famille en plus de mon atelier de travail. Pour sauver les meubles comme on dit, j’ai dû me plier aux exigences les plus draconiennes du propriétaire qui m’a mis la corde au cou en renouvelant avec moi un contrat tout à son bénéfice. Cela va sans dire que toute la prime que j’ai dû gagner à force de sueur et de bras durant deux mois de labeur, s’est évaporée en quelques jours dans les différents rouages, pourvu que je conserve un toit pour mes quatre enfants et mon atelier de travail.
Et comme si cela ne suffisait pas, mes problèmes ont repris encore une fois de façon différente mais mon moins injuste et cruelle. Cela s’est passé juste après ma participation au 4ème symposium de Bahreïn.
Je croyais retourner au pays, porteur d’un grand projet, en collaboration avec de grands artistes de renommée internationale, issus des Pays du golf, de l’Angleterre, de Bulgarie et du Brésil….mais là encore , ma récompense s’est soldée par une convocation émanant du commissariat de 1er arrondissement, suite à une plainte dépassée contre moi pour nuisances sonores, par une famille qui vient à peine de s’installer près de mon atelier qui existait depuis plus de 20 ans sans qu’aucun de mes proches voisins ne s’en plaigne.
Mais puisque ceux qui étaient en face de moi ont de l’influence et leur introduction dans les milieux de la justice, je me suis retrouvé devant le tribunal comme un criminel, avec pour sommation d’arrêter toute activité sous peine d’être lourdement sanctionné.

Q : On peut comprendre toutes ces difficultés que tout un chacun risque de rencontrer au cours de sa vie, mais seraient ce là des raisons majeures pour vous amener à abdiquer ?
R : Vous savez, je ne suis pas un défaitiste. Un vrai artiste ne peut jamais être défaitiste, même si tout ce que je viens de vous raconter a des incidences négatives sur ma vie familiale et professionnelle.
Ma décision de divorcer avec El Jadida, cette ville que j’aime, a été prise un soir où je me trouvais devant le théâtre municipal. En contemplant longuement ce monument sans égal, j’ai vu défiler devant moi, comme dans un film, toutes ces œuvres que j’ai réalisées, que ce soit à El Jadida, Sidi Bouzid, Nador, Aix en Provence, Sète, Doubaï ( Borj El Arab), Bahreïn ( conservatoire national)….et par association d’idée j’ai compris que si El Jadida ne peut estimer à sa juste valeur, l’importance de ce géant qui souffre dans le solitude et la décrépitude, comment peut-elle disposer de la moindre fibre capable de vibrer au son de l’art et des artistes. Que peut donc représenter l’artiste sculpteur El Adi, pour combattre l’indigence artistique qui sévit dans la ville, au moment même où le théâtre municipal, ce dernier témoin de l’âge d’or de l’animation culturelle, se meurt dans le silence et l’indifférence quasi-totale ?

Je ne sais pas combien de temps aurait pu durer cette méditation, si ce n’est cet appel téléphonique qui m’a réintroduit dans le monde l’amère réalité ; C’état le professeur Abdellatif Benbine, qui me disait être accompagné de nombre d’autres académiciens et qui m’attendaient devant mon atelier. Un grand honneur pour moi, une reconnaissance qui vient d’ailleurs, un nouveau souffle de confiance et surtout l’ultime présage qui balaya d’un trait mes faibles sursauts d’hésitation pour me décider à quitter définitivement El Jadida afin de me fixer en rase campagne dans la commune de Boulaouane, là où j’ai installé en plein air un atelier de fortune, mais reste néanmoins un refuge où je peux donner libre cours à mes réflexions et laisser vagabonder mes ambitions.

Q : A vous écouter, on a l’impression que la vie artistique à El Jadida est au plus mal….quels sont vos reproches ?
R : Ce n’est un secret pour personne que la vie artistique à El Jadida est devenue une véritable chasse gardée entre les mains de certains responsables, appartenant à la sphère de l’art plastique et qui de surcroît relèvent des services du Ministère de la culture. Sinon, comment peut-on expliquer toutes ces invitations dont jouissent des artistes hors de la province alors que les locaux n’ont aucun droit au chapitre ?

Q : On peut vous répondre que dans le domaine de l’art, tous les marocains sont chez eux dans n’importe quelle ville du pays, quant à la discrimination que vous insinuez, est-ce que vous pouvez nous donner des exemples concrets ?
R : Ils sont nombreux. Mais je vais quand même vous citer quelques uns des artistes parmi d’autres, en l’occurrence Larbi Lachhab, Larbi lahlal, Larbi Nemsi, Zaoui Hammonda, Zoukhrouf Abdelilah, Lâadissi, Chahidi Mohamed, Khouyi, Benouakkass, Feu Samir Abdeltif.. La majorité de ces artistes ont été les précurseurs dans la création de la première association des arts plastiques d’El Jadida et ils ont réussi à orienter toute une génération de jeunes artistes qui disposent aujourd’hui d’une place de grand honneur à travers différentes villes du pays. De même qu’ils sont été les initiateurs de l’association « Joussour des Arts Plastiques »….Quels sont alors les motifs qui les ont amenés à disparaître de toutes les manifestations culturelles et artistiques organisées de nos jours à El Jadida ou dans sa Province ? Je crois que la déduction est très simple à déterminer, il vous suffit de jeter un clin d’œil du côté des activités du Ministère de la culture, des catalogues qu’ils réalisent, des subventions qu’ils accordent, des représentations hors du pays, des stages de formations a Paris (quartier des arts) et des rencontres annuelles qu’organise le même ministère.

Dans ce même contexte, une large interrogation interpelle aussi tout un chacun et elle a trait à la « Maison des plasticiens d’El Jadida » qui a été crée pour servir d’atelier collectif, pouvant répondre aux besoins d’expression de tous les artistes de la province. Le fonctionnement de cette structure tel qu’il a été défini stipulait que les artistes y ont droit d’accès à tour de rôle durant une période ne dépassant pas deux mois, et en contre partie, chaque artiste est en devoir d’offrir une de ses œuvres à la ville. Le cumul de ses œuvres devrait par la suite, constituer le fond artistique de la ville d’El Jadida. Alors, imaginez avec moi, si les choses s’étaient déroulées normalement et ce depuis son inauguration du temps de M. Zouaki mehdi, ancien délégué des affaires culturelles … n’aurait-on pas aujourd’hui l’un des plus spectaculaires et des plus riches musée de la peinture à El Jadida ? Une première au Maroc.

Q : Elaadi, l’artiste sculpteur dans tout cela ?
R : Je crois que mes facultés de résistance ont été au dessus de toutes les pressions morales et autres tentatives de marginalisation. Au contraire, toutes ces difficultés n’ont fait que renforcer ma conviction. Elles m’ont secoué de manière positive, ce qui m’a permis de m’ouvrir sur d’autres horizons et de consolider ma place au niveau des manifestations internationales, en levant haut le drapeau national et les couleurs d’El Jadida.
Pour terminer, je tiens à vous confier que ce qui me touche le plus, c’est qu’au rythme où vont les choses depuis un certain temps, on risque de confiner El Jadida dans la médiocrité tout en lui faisant perdre le goût de l’art et du beau.
Quant au vrai artiste, celui qui est imbu de son savoir faire et de sa volonté d’aller de l’avant, il trouvera toujours une petite lucarne pour libérer son imaginaire artistique, surtout dans ce monde d’aujourd’hui qui n’est plus qu’un petit village où la communication n’obéit à aucune loi de frontière.

Propos recueillis par Chahid Ahmed