RACINES

Dans le souci d’adoucir sa condition la mère avait appris au fil des ans à faire face, tant bien que mal à certaines pénuries ménagères. La sachant habile ouvrière dans le domaine du lainage, les voisines s’étaient mises à lui procurer des travaux qu’elle effectuait à la maison. Elle passait la majeure partie de son temps à carder des écheveaux de laine, filer les quenouilles, tisser des draps, des haïks ou des burnous. Des fois elle ne quittait sa place derrière son large métier aux montants rustiques qu’à une heure avancée de la nuit, pour la réintégrer de nouveau à l’aurore. S’attendant toujours au pire, elle mettait de côté quand elle le pouvait un peu d’économie qu’elle changeait ensuite en un maigre joyau, non pour s’en parer mais à cause de sa cadette qui, quoique turbulente et irresponsable, n’oserait jamais lui dérober de l’or comme elle le ferait avec de l’argent.

Quand un pauvre paysan proche, voisin, ou métayer de grand-père, venait quelque fois de la campagne, la supplier de lui confier quelque animal pour en prélever sa part de bénéfice lors de la revente, elle liquidait son petit magot et, consentante, remettait la somme utile au solliciteur dépourvu. Si jamais elle perdait dans une affaire, l’associé n’ayant guère su bien élever, ou bien choisir la période de revente ou encore étant victime d’une épidémie lui ayant emporté sa bête, elle se consolait de ce qu’elle eut pu ou pourrait gagner dans une autre.

B. de paille la secondait aussi bien que ses capacités le lui eussent permis. Pour s’acquitter de cette obligation, il devait se rendre à dos de bicyclette, la veille d’une journée de souk au cap, chez la grand-mère et les oncles qui ne manquaient pas de l’incommoder, l’une avec ses commissions qui ne finissaient jamais, les autres par l’emprunt de sa bécane. L’éleveur venait ensuite le tirer discrètement de son sommeil tard dans la nuit, lui annonçant qu’il était temps de partir au marché. C’était la phase la plus délicate. Ils avaient à parcourir un trajet d’une vingtaine de kms à vive allure, traversant derrière leur bête des contrées lugubres où ululait la chouette, et des hameaux endormis où les coqs, paraissant s’envoyer des signaux pouvant les renseigner sur leur marche nocturne, lançaient leur cocorico strident. Sur leur piste ils rattrapaient d’autres marcheurs avancés et en faisaient des compagnons de route. Certains d’entre eux se relayaient hardiment au poste d’éclaireur entrainant le gros de la troupe sur des sentiers hasardeux. Mais peu leur importaient morsures de reptiles, bouches béantes de silos désormais inutiles, fossés ou haies épineuses, mares, bourbiers, averses ou nuit sans lune, rien ne devait les arrêter tant qu’ils n’eussent pas vu les premières tentes du souk avec la pointe du jour. Les meilleures affaires se traitent de bon matin. Telle était la devise de tout éleveur.

Quoique fourbu B.de paille trouvait encore la force d’aller au guichet payer la taxe. Puis, s’entraidant l’homme et l’enfant s’aventuraient au sein d’une mêlée tumultueuse d’hommes et d’animaux, et parvenaient, après maints efforts à tirer leur bête dans un coin convenable pour la vente. Après plusieurs essais ils tombaient enfin sur un acheteur. C’était l’homme qui marchandait le prix mais c’était l’enfant qui le percevait. Si la vente était bonne, il remettait sa part au campagnard avec un pourboire susceptible de le rendre gai. Si par contre elle était mauvaise, l’homme recevait son dû tristement. Dans le cas où elle ne lui laissait rien, il affichait un air abattu comme s’il venait de perdre un fils. B.de paille compatissait alors et donnait une petite somme du menu capital. Même s’il n’oubliait jamais la vie rude qu’il menait avec les siens, il n’osait cependant renvoyer dans ses foyers le paysan bredouille. Et il savait pertinemment que les petits blédards rêvaient toujours de goûter aux brochettes le soir d’une journée de souk.

Etant encore trop jeune pour savoir tenir tête aux marchands fraudeurs, B.de paille enfouissait l’argent dans sa poche et partait à la recherche des oncles. Ces derniers, n’ayant rien à vendre mais plutôt beaucoup à dépenser, ne se réveillaient qu’au petit jour pour n’arriver à leur tour au marché que tard dans la matinée. Se fiant à son flair et ignorant à regret la place des attractions avec ses charmeurs de najas et ses conteurs d’anecdotes, il visitait certaines tentes de gargotiers qui grouillaient de consommateurs affamés, assis par petits groupes autour de petites tables rondes où s’amoncelaient brochettes succulentes, saucisses pimentées, ou beignets dorés. Se bousculant avec les garçons qui circulaient dans tous les sens, répondant aux appels des clients et portant à bout de bras des plateaux chargés de limonades, de théières et de tasses fumantes, qui répandaient dans les airs une odeur de menthe fraiche mêlée à celle d’un café bon marché, il scrutait soigneusement chaque groupe. Finalement c’était ou bien lui qui les dénichait en compagnie de métayers de grand-père, ou alors eux qui le hélaient l’invitant à déjeuner. Il racontait son affaire tout en dégustant les beignets blonds et savourant le thé chaud et délicieux. On payait le cahouadji et toute la clique se dispersait, engloutie par le tourbillon irrésistible des courses qu’elle avait à faire.

Aux environs de midi, lâchés enfin par le vétérinaire les bouchers commençaient à débiter leur marchandise. Se conformant à la commande de sa mère B.de paille épaulé par l’un des oncles choisissait ou bien un cocktail d’abats, ou alors un peu de viande. Le retour chez grand-père se faisait à dos de montures depuis l’abri d’un maréchal ferrand, chez qui parents et métayers déposaient leurs affaires et se rencontraient leurs achats terminés. Chameaux, mulets, juments, bref une petite caravane en somme qui n’atteignait le douar résidentiel qu’avec l’approche du crépuscule.

Alors que la grande famille s’apprêtait à festoyer, B.de paille lui renouait avec la route, le vélo, le cabas accroché au guidon et la corbeille arrimée au porte-bagage. Ces taches aussi périlleuses fussent-elle pour un garçon de très jeune âge, n’en demeuraient pas moins une espérance aussi fragile fut-elle, à laquelle la mère s’accrochait avec tout ce qu’elle avait de volonté, tant qu’elle eût miroité à son horizon le misérable revenu escompté, et tant qu’elle eût pu compter sur le concours de son gosse. De son côté B.de paille qui n’aurait point hésité à se jeter au feu pour sa mère, était entièrement disposé à les accomplir, dussent-elles engendrer tous les dangers de la terre et se perpétuer éternellement, si au cours d’une fin d’après midi le comportement insolite et mesquin du grand-père n’était venu tout arrêter, marquant l’enfant si amèrement au point de jurer de ne plus remettre les pieds au cap.

Alors qu’il s’était présenté un bon matin de souk devant la porte des enclos où le négoce allait déjà son train, essayant de maitriser un agneau d’une main afin de tendre de l’autre le billet d’entrée, il se trouva nez à nez avec grand-père à l’époque membre du conseil de la djemââ. B.de paille devint tomate mûre tellement le sang lui battait les tempes et lui affluait aux joues. Le vieux le nargua un moment puis ordonna au receveur de reprendre le billet et rendre l’argent. L’aubaine était bienheureuse du moment qu’on allait vendre du moins pour une fois sans payer de droits à l’état, mais l’enfant s’inquiétait de la tournure que pourrait prendre l’évènement. Presque tout l’entourage était au courant de ce que combinaient paysans ou métayers avec la fille du riche agriculteur et personne n’osait le lui rapporter n’étant point sûr de ce que pourrait être sa conduite. Cependant il n’était jamais venu à notre ami l’idée de se demander pourquoi ni même penser à la question ou d’y réfléchir. B.de paille était un enfant chez qui l’action primait. Généreux comme toujours il s’enlisait d’abord dans le problème et cherchait la sortie ensuite. Comme en cet instant là où il était en train de se demander quelle serait l’attitude du grand parent. Allait-il lui reprocher ses ruées nocturnes avec des inconnus ? Ou le sermonner pour le fait de vaquer au cours et venir négocier les bestiaux ? Pour n’importe laquelle des raisons le vieux n’aurait guère tort en fin de compte ! Il se sentait un peu content d’avoir de l’importance à ses yeux. Il était bien loin d’imaginer qu’il allait tomber de tout son haut quand, de retour au village il s’engagea son cabas à la main dans un champ de maïs, en quête de quelques pains encore frais au moment où le soleil approchait de l’horizon. A peine venait-il d’en arracher quatre qu’il entendit une voix sourde, réprobatrice et sentencieuse qui semblait descendre de l’au-delà et qui disait :

« Quand il s’agit de bestiaux vous les élevez chez d’autres, mais lorsqu’il est question de bouffe vous la glanez chez moi ! Cela est en dehors des convenances et nuit à notre réputation… »

L’enfant sursauta, devint plus que paille, voulut tout jeter et se sauver, mais ses jambes ne répondaient plus et son pouls monta si haut que son cœur faillit sauter. Il resta pétrifié tant que dura le sermon. Puis relevant la tête, il ne put avoir la certitude que celui qui était assis par terre à quelques pas devant lui, le dos tourné, enveloppé dans un burnous blanc immaculé était le grand-père et non le fantôme. Il recula d’un pas discret et furtif, jusqu’à la piste, puis tournant sur ses talons, il courut aussi vite que ses jambes le lui eussent permis jusqu’à la grande habitation. Il fourra ce qu’il avait cueilli dans un fagot destiné au grand canoun, enfourcha son vélo, et disparut dans les sentiers sinueux menant à la chaussée sans tambour ni trompette.

B.de paille maudissait l’enchainement des secrets ressorts qui avaient par deux fois de suite, le même jour, mis grand-père sur sa piste, lui qui était le plus souvent absent de chez lui et dont la rencontre constituait un évènement. De retour chez sa mère il tendit le couffin d’un air las. Le soupesant, puis l’ouvrant, la mère n’y vit que des morceaux d’abats et des pois-chiches. Elle crut d’abord que son mari y avait fourré son nez mais elle se ravisa. Le Bison n’aurait guère préféré le lait aux abats !? Elle fixa son fils ne comprenant encore rien. Mais lorsque celui-ci lui demanda pourquoi elle ne confiait point de bête à son père mais tenait plutôt à ce qu’il n’eût jamais vent de ses affaires, elle eut idée de ce qui venait de se passer et s’écroula de son séant partant dans les pommes. Il faut dire que l’évanouissement était facile chez elle et que le moindre fait suffisait à l’amorcer. Il faut dire aussi que la paternité chez son vieux frôlait le terrorisme. Ce qui poussa les filles à gueuler comme une sirène et le jeune garçon à se démener comme il pouvait afin de l’allonger sur la couche la plus proche. Croyant que le Bison distribuait encore ses raclées habituelles, des voisines accoururent dans le but d’intervenir, mais ne le voyant nulle part, soulevèrent leur corsage et crachèrent un soupçon de salive sur la poitrine, manière de calmer leur pouls et contrecarrer les effets de l’effroyable alerte, avant de s’occuper de la mère. L’une d’entre elle, grosse, loquace, plus hardie que les autres se fit forte de la réveiller en lui massant les narines avec tous les odorants qui lui tombaient sous la main, et tout y passa ; ail, vinaigre, parfum bon marché, etc… Elle imbiba d’eau une serviette et l’appliqua sur le front de la mère avant de harceler les gosses de questions :

« Votre père l’a-t-il encore frappée ? Non ? Elle a bouffé du malpropre ? … Du gras peut être…Non plus ? Mais qu’est-ce alors ?

– Ne seraient-ce pas les signes d’un possible engendrement ? Avança une autre. Et se retournant vers les gosses :

– A-t-elle vomit ? Non ? Bizarre !… ».

Revenue enfin à elle la mère les remercia chaleureusement d’avoir concouru à sa réanimation et pria secrètement qu’elles eussent à faire afin qu’elles s’en allassent et qu’elle demeurât seule avec sa douleur. La nuit avançait et elle mourait d’envie de savoir ce que son père, découvrant le pot aux roses avait dit ou fait, avant que B.de paille ne tenant plus de fatigue, sombrât dans le sommeil.

Après le départ de la dernière femme, l’enfant s’agenouilla auprès de sa mère, et n’omettant aucun détail, lui débita son compte rendu, le clôturant avec les paroles entendues dans les champs, par lesquelles le vieux condamnait le petit trafic avec des étrangers, incapables de donner les pains de maïs que B.de paille avait le culot de venir récolter dans ses plantations.

« – Si tu avais été beaucoup plus prudent il ne t’aurait jamais surpris en train de payer la taxe ! Avait dit la mère.

– Mais mère, c’était son tour de contrôler la recette et dussé-je attendre jusqu’à la fin du négoce sa rencontre n’en demeurait pas moins fatale ! Et puis on ne devait en aucun cas rater la revente de bonne heure. Répliqua B.de paille.

– Oui mon garçon, je vois. Cette fatalité nous enlève aujourd’hui le maigre revenu que nous procurait ce petit trafic comme tu dis.

– Dis mère, pourquoi n’élèves-tu pas chez grand-père ? Avait encore demandé l’enfant, mais il ne reçut pour réponse que ces paroles :

– Mon Dieu aie pitié et préserve-nous des retombées de ce malheur ! ».

Comme si elle avait été propagée par le vent, la scène des champs de maïs était parvenue aux oreilles de tous les habitants de la contrée. Et comme sous l’effet d’une menace, d’un courroux imminent, tous ceux qui entretenaient pour le compte de la mère, se débarrassèrent des quelques bêtes qu’elle possédait encore par des méventes secrètes.

L’épisode des « vacances forcées »[[Voir épisode : « Vacances forcées »]] avait auparavant fortement secoué B.de paille au point de vouloir rompre avec les siens. Mais tout fier qu’il était encore de grand-père, il ne voulait pas renoncer à son rang de parenté et tout ce qu’il signifiait comme prestige. N’était-ce pas lui qui l’avait placé à l’école des fils de notables ? Après le sermon du vieux et tout ce qui s’en était suivi, c’était la grande rupture, et plus B.de paille s’avançait dans son adolescence plus il s’émancipait de cet attrait qui pendant longtemps avait représenté pour lui espoir et confiance en l’avenir. Il commençait à comprendre que grand-père faisait partie de la classe privilégiée alors que lui il était du côté de la plèbe. Plus il parvenait à déborder le donné pour imaginer ce qui se trouvait derrière, plus l’image des siens se ternissait et plus s’expliquait la condition inhumaine dans laquelle pataugeait sa mère. Il ne se consolait plus que du fait qu’il descendait de l’illustre Douib, à l’image de fervents disciples ou partisans qui sous la décadence d’un régime ou d’une dynastie, impuissants et résignés, se contentent de vénérer avec nostalgie le fondateur sage et éclairé dont la doctrine fit la grandeur de toute une nation et son époque.

Douib était un trisaïeul qui évoluait à la tête d’une tribu hors la loi sur les plateaux de bled-Siba qui limitait au sud le triangle de bled- Makhzen, dominé à l’époque par le sultan alaouite Youssef 1er. Un jour lors d’une razzia sur les terres administrées, les brigands virent leur chef tomber entre les mains des milices. Pendant sa comparution devant le sultan il eut l’audace de riposter par une gifle à quelque offenseur présent et eut pour punition l’amputation du bras gifleur. L’autre bras fut également taillé pour une seconde baffe appliquée, cette fois-ci sur la joue du bourreau sur commande reflexe. Quand ils le recueillirent enfin aux confins de leurs maquis, les brigands ne récupéraient qu’un invalide, incapable de tirer ou de monter un cheval, mais le reconnaissant pour grand stratège, ses hommes le soignèrent et apprirent par la suite à le coller sur le dos d’une monture au moyen de cordes, l’adaptant à tenir les rênes avec ses dents ; ils le surnommèrent « Douib ».

Jusqu’au jour où sa mère dépérissant et ne pouvant plus supporter la vie rude qu’elle menait à ses côté, l’obligea de se retirer avec elle dans le bois. Mais voilà qu’un mystérieux personnage à la recherche d’une bande capable d’escorter de l’extérieur du pays une caravane importante, tombe sur celle que l’invalide avait abandonnée. On lui fit comprendre que toute stratégie serait vouée à l’échec si elle n’était effectuée sous le contrôle de l’amputé, dut-il engager quatre bandes, le péril pouvant venir des escorteurs eux-mêmes. D’un commun accord, ils le dénichèrent et après maintes supplications et baisers sur le front de la vieille, ils obtinrent finalement son consentement et sa bénédiction. L’expédition réussie Douib toucha sa prime et regagna satisfait son refuge. Un mois ne fut guère écoulé qu’un carrosse s’arrêtât dans la clairière en face de la cabane de l’invalide. Un brigand en descendit suivi de près par le propriétaire de la caravane, lui-même talonné par quelques personnages inconnus. Après les salamalecs le hors-la-loi s’empressa d’expliquer son intrusion dans le repaire. L’homme qui les avait recrutés pour l’aider au cours de sa dangereuse mission n’était ni plus ni moins qu’un homme du sultan, de ceux qui travaillaient dans l’ombre pour l’intérêt de la nation, et le monarque ayant su que Douib avait contribué handicapé comme il était à la sauvegarde des biens de l’état, voulait le récompenser. Une fête fut organisée à la cour à l’honneur des outlaws qui devenaient des héros, et la réconciliation fut ratifiée et concrétisée par la remise de documents qui reconnaissaient l’amputé et sa bande comme chevaliers du trône, et propriétaires du territoire du cap blanc, zone longeant la côte au sud de Mazagan. Les membres du groupe s’éparpillèrent à travers l’espace octroyé pour fonder leurs foyers, noyaux de ce qui allait devenir plus tard une communauté de quatorze villages ; les Ouleds Douib, vivant sous l’influence et la protection de l’amputé et sa descendance, et cherchant refuge durant les périodes difficiles au sein de l’imprenable forteresse que leur fameux leader avait édifiée.

Grand-père était tout le contraire de Douib. A l’abnégation discrète, la générosité débordante et la bravoure spontanée du guérillero s’opposait l’égoïsme arrogant, l’avarice avilissante et la lâcheté méprisable du conseiller de la djemââ. Le père de B.de paille avait rompu avec lui lorsque las du despotisme de certains notables, proches ou parents, se mit à sympathiser avec les nationalistes et s’insurger contre les pactes coloniaux. Grand-père qui lui avait promis la main de sa fille ainée, future mère de B.de paille dans l’espoir de le rallier à sa cause, se vit forcé de rompre ces fiançailles et se chercher un autre gendre. Mais le jour de ses noces la jeune mariée fut enlevée par son premier fiancé à cheval et à la tête d’une bande armée, après avoir contraint son père à signer son accord sur le testament des addouls par lequel ils les mariaient devant Dieu et l’humanité, moyennant le vieux manoir de Douib et ses champs alentour comme dot. Cette descente des rebelles jusque dans ses foyers, fut l’affront le plus déshonorant que le riche agriculteur eût jamais essuyé, l’évènement fatal qui scinda la grande famille en deux clans et le déclenchement d’une guerre sans merci contre le gendre profane. Conjuguant leurs efforts ses adversaires multiplièrent impunément les razzias sur ses terres, brulant les récoltes et tuant le bétail, au point que de guerre lasse il chercha un peu de sécurité en ville. Il n’en demeura pas moins l’ennemi à abattre. Traqué ainsi, il succomba dans des circonstances douteuses à souk gharbya.

De cet antagonisme destructeur, le membre de la djemââ sortait fortuné et auréolé de prestige, tandis que le dernier descendant du grand chevalier, naissait orphelin et déshérité deux mois après la mort de son père sur des haillons dans un taudis d’une vieille voisine. Un oncle Addoul, était venu juste après les obsèques du défunt, emporter documents et ameublement avant de condamner la porte de la maison. Il prétendait que son frère avant de mourir avait légué une partie du peu des biens qui restait à son ainé, et que par conséquent la veuve devait se résoudre au partage.

Douteux tout ça ! Quelqu’un comme grand-père qui était à l’époque à la tête d’un vaste patrimoine, et autour duquel gravitait toute une contrée, ne pouvait être naïf au point de céder avec empressement et servilité encore lors du partage, une grande partie de ce qu’aurait pu hériter B.de paille de son père. Les domaines étaient attenants et on n’avait qu’à effacer quelque limite pour annexer à volonté et impunément les terres convoitées. Le legs lui-même était illégal, et la mère encore âgée de seize ans, ne sachant encore rien de ce qui se tramait à ses dépens, on n’entendit plus parler des terres lointaines. Quelques mois plus tard, un compagnon de chasse fit en sorte que le vieux redonnât en secondes noces la jeune veuve à un certain bricoleur qui promettait beaucoup prétendait-on, mais qui logeait encore chez une mère adoptive, vieille et pauvre, et réparait l’argenterie de ses clients au feu du braséro.

Grand-père était mauvais et faux. Il n’était pas un acte qu’il fît ou un service qu’il rendît sans qu’il en tirât avantage de l’investissement de son action. Quand il empruntait aux paysans il ne cherchait que l’alourdissement de leurs dettes, au point qu’ils ne puissent plus aller trimer ailleurs que sur ses terres. Quand il partait à la chasse avec sa meute de chiens ou de rabatteurs, il ne le faisait que dans le but de faire plaisir aux amis colons, cherchant à gagner leur bienveillance, et qui soit l’accompagnaient, soit attendaient qu’il leur expédiât le bon gibier jusque chez eux. S’il partait seul, cela présageait qu’il n’allait réapparaître qu’après un certain nombre de jours, encombré de perdrix, afin d’épater ses admirateurs et pouvoir justifier la longue absence, certain de la naïveté de l’entourage qui jamais ne se demandait pourquoi le gibier ne se décomposait-il pas durant ces disparitions dans la nature. Avec le minimum de perspicacité ils auraient pu comprendre que le vieux ne chassait que les dernières heures de ses éclipses, après avoir passé des moments heureux dans les bras d’une maîtresse ou concubine de quelque village lointain. C’était la seule explication plausible d’une chasse aussi fraiche. A moins qu’ils n’eussent point voulu comprendre, la colère du maître des lieux pouvant être destructrice. Quand il voulait ferrer quelque bête grand-père préférait les services aux moindres rétributions d’un maréchal Ferrand emprunteur. Pire encore, quand il recevait la dérisoire moisson du peu de terre qui restait à B.de paille du paysan qui l’entretenait, il en prélevait les résidus pour son étable et ses usages domestiques, avant de la remettre au Bison, qui à son tour la confisquait, pour en fournir à chacun de ses trois foyers une dose hebdomadaire. Même lorsqu’il ordonna au caissier du souk de rendre le prix de la taxe, il ne pensait pas plus à exempter son petit fils du droit de l’état qu’à son privilège en tant que membre de la djemââ. Les commérages le faisaient passer pour bon, généreux, mais lorsque B.de paille osa un jour le prier pour une pièce de cinq centimes, espérant qu’il lui donnerait celle de vingt, il le tabassa sous prétexte que l’enfant risquait de contracter la mauvaise habitude de demander de l’argent à n’importe qui. Peut être qu’il l’aurait pendu haut et court s’il lui avait demandé l’achat d’une chemise !?…Comment qualifier un tel comportement de la part de quelqu’un qui des fois dilapidait de quoi vivre une année lors d’une semaine orgiaque, en compagnie de convives et de chikhates, sous des tentes dressées en plein centre du village ? Alors que certains élèves de parents pauvres même, donnaient des fois des sous à B.de paille, pour qu’il s’achète lui aussi quelque friandise ou lui faire goûter aux leurs avant d’entrer au cours sans leur en avoir demandé.

En remariant assez vite sa fille, grand-père s’appuya sur le mobile qu’elle était encore jeune et ardente, et que par cet acte il évitait un probable déshonneur consécutif à d’éventuels pêchers. Il oubliait de dire aussi qu’il n’était nullement disposé à prendre en charge une veuve maudite avec son fils, progéniture d’ennemi juré, lui qui espérait se débarrasser de ses autres filles par d’autres alliances, et se consacrer enfin à sa vie d’aristocrate débauché et faux. Sinon pourquoi un riche éleveur donnerait-il son ainée en mariage à un pauvre ouvrier démuni et sans travail ? Pourquoi condamner un bébé orphelin à une vie de « causette » et même pire, au lieu de l’élever avec ses gosses à lui ? Si la vie citadine lui tenait-elle tant à cœur comment n’y avait-il pas placé sa propre progéniture. Un relent de haine ne persistait-il pas chez l’éleveur après la mort du gendre pour se manifester par le biais de ces secondes noces à l’égard de son héritier ?

Par ses comportements retors, et voulant afficher des vertus qu’il n’avait pas, grand-père avait usé de beaucoup de zèle à raffiner ses vices qu’on vanta ses mérites à plusieurs milles à la ronde, au point que plus tard ce qui paraissait chez lui sobriété, sagesse ou bienveillance ne fut plus aux yeux de B.de paille qu’une attitude hypocrite, aussi indigne que l’avidité rapace et la tyrannie malfaisante et répréhensible qu’elle dissimulait derrière elle.

Voilà la seule réponse indubitable, changée sur les lèvres de la mère en une prière, susceptible de contrecarrer une possible punition, et formulée enfin pour ne point éveiller chez son gosse une méfiance, pouvant se changer en haine à l’égard des siens.

Plié sous le poids des années, le vieux s’enferma dans ses appartements au sein de la grande habitation, laissant l’initiative à ses contremaîtres. Ses deux femmes jurèrent sa perte par la lutte sans merci qu’elles se livrèrent, divisant les hommes de l’aïeul et précipitant l’entourage dans le désordre et la prostitution.

Quelques années après la mort du vieillard, l’état se saisit de ce qui restait du domaine du cap pour en faire un port, déshéritant ses descendants, et avec eux les villageois avoisinants par un dédommagement dérisoire, qui lui-même partit en fumée à cause des fraudes commises lors du déboursement.

Aujourd’hui, quand quelqu’un de sa connaissance évoque le parcours navrant de sa vie, la mère prodigue des louanges à la mémoire de feu son père, qui selon elle l’avait soutenue dans son épreuve. Et quand accablé d’amertume B.de paille se lamentait pour sa vie sacrifiée en vain dans des causes qui n’étaient pas les siennes, elle se confondait en excuses, repentante, témoignait d’une gratitude infinie et inaltérable, et remerciait le ciel de l’avoir eu à ses côtés tout le temps qu’avait duré son supplice.

Le Bison percevait depuis l’adoption de B.de paille la petite récolte annuelle de ce dernier, et avec elle deux milles cinq cent centimes de l’époque, loyer du logement hérité. Et, le régime auquel ils avaient été soumis lui et sa mère, était insalubre et se répercutait sur leur mine. Le teint pâle de l’enfant frôlant le jaune et son anémie, lui avaient valu son surnom. Avec ce que la mère gagnait dans le lainage, les petites affaires de campagne, ils auraient pu vivre convenablement tous les deux. Un jeans coûtait alors quatre cent centimes. Combien son loyer pouvait-il lui rapporter de pantalons ? Lui qu’on n’habillait que de chemises et culottes usités, ne dépassant guère cent cts ou cent cinquante. Lui à qui on offrait des fois un vieux pull au prix prélevé d’une somme reçue pour le retrait d’une plainte contre quelque énergumène l’ayant roué de coups. Lui qui avait débuté à l’atelier depuis l’âge de six ans et ajouté la moitié de sa carrière pour contribuer à la subsistance de trois foyers et ceux qu’avait engendrés sa mère. Ceux là mêmes qu’il avait portés sur son dos en tant que bébés et dont il avait subi les saletés. Ceux là mêmes qui aujourd’hui le renient avec tout ce qu’il avait fait pour eux en tant qu’adultes. Ceux là mêmes qui l’avaient outragé en toute occasion et chassé tant de fois de la maison où ils avaient grandi ensemble, et où sa mère s’évertuait, pour lui faire passer la pilule, à changer leurs insanités en éloges.

Le grand-père les avait livrés à la tyrannie, mais recommandait toujours à sa fille de s’estimer heureuse que le Bison l’eût recueillie avec un fils qui n’était pas le sien. Il avait boycotté les obsèques de son gendre et ignorait par ce fait la tombe où on l’avait inhumé pour la montrer un jour à B.de paille. Ces deux méfaits ajoutés aux démarches juridiques pour le rattacher plus tard à sa parenté lui donnaient à penser qu’il n’était qu’un batard. Qui croire ? Qui condamner ? Tout le monde avait combiné à ses dépens, y compris sa mère !

Avec la confiscation des terres du cap les bulldozers vinrent détruire des villages et déterrer des cimetières, et avec eux celui où gisait l’aïeul. Et tout bien réfléchi, une tombe encore intacte même inconnue est peut être mieux lotie qu’un tombeau ayant été réputé mais qui par la suite avait été rasé de la contrée.

Dieu disait bien dans ses livres quelque chose comme ceci : « toute action ne perd rien pour attendre à être largement payée en retour » alors que les européens diraient quelque chose comme cela : « un prêté pour un rendu ».

AMOUR ET AMERTUME