LE CLOU DE L’ENIGME

Au cours d’une période incluse dans les années 1960-1962, une pléiade de ratés avait gravité autour du Bison, la plupart entre les deux âges et dont l’aspect, la variété de caractère et l’activité qu’ils exerçaient avaient inspiré à B.de paille l’idée de leur coller à chacun le surnom qui lui convenait.

« Jambe raide » avait un genou fixe, handicap hérité de ses tortures et son emprisonnement par les soldats français en concentration à Mazagan juste après la grande guerre, qui l’avaient surpris avec un complice en plein razzia dans leur caserne. Sa cloison nasale était également déplacée et comme il était amateur de duels, du sang dégoulinait de son nez à chaque empoignade. Malgré ces anomalies il jouissait d’une santé de cheval qui lui permettait d’essuyer les coups avec une imperturbabilité étonnante. Follet, ignorant et naïf il était souvent victime de mauvais tours. Il faisait le brocanteur ambulant derrière une carriole collectant des vieilleries chez la classe privilégiée qu’il revendait ensuite au bas peuple. Si jamais il tombait sur quelque objet pouvant intéresser le Bison il n’avait plus le droit de l’écouler avant de le lui proposer. Quand il n’était pas en quête de quelque bonne affaire il s’entraînait à boxer sur une chambre à air de tracteur gonflée ou s’amusait à planter à l’aide d’un arc rustique des flèches sur le portail de la villa du docteur Delanoë en face de l’atelier, et pourvu qu’on vantât son habileté il offrait avec le plus grand plaisir une cuite aux copains présents.

« Hibou lugubre » était aveugle mais capable de traverser tout seul la chaussée, longer le bord d’un trottoir et se promener comme s’il n’avait point perdu la vue. Il arrivait à se planter devant les boutiques de sa connaissance sans jamais avoir besoin d’aide. Il avait contracté cette infirmité dans l’armée d’après ses dires en se plaquant contre les yeux des bouts de coton imbibés que les médecins jetaient pour se dérober à l’exercice quand la flemme le prenait. Plongé ainsi dans la nuit de sa cécité, ombres et lumières, nuits et jours étaient pour lui des mots privés de sens tel un oiseau de proie nocturne. Il était curieux, bavard et de mauvais augure.

Il subsistait en famille du peu que sa réforme lui avait rapporté et de ce que sa femme gagnait du ménage. Comme il raffolait des calumets bien culottés de « Croissant de lune », autre personnage du clan, il s’était lié d’amitié avec le Bison en lui offrant une vieille capote militaire.

« Ours tacheté » était le plus fort d’entre tous. Peintre sans atelier il encombrait celui du Bison avec ses tonneaux de chaux ou de peinture et ses échelles. De forte corpulence, il portait en permanence un sombrero qui le couvrait du soleil quand il escaladait les façades son pinceau à la main et en permanence un mégot lui collait à la commissure des lèvres, ce qui lui donnait une allure de mexicain. B.de paille se demandait si la nuit venue il n’allait pas au lit avec. Calme et discret il n’était pas à chatouiller, son coup de point étant de force à assommer un âne. Le Bison avait recours à ses services lorsqu’il devait repeindre quelque appareil ménager après réparation.

« Tête brulée » était atteint de teigne et n’avait plus que quelques cheveux sur les tempes. Mauvais plaisant, chapardeur et escroc, il aidait Croissant de lune à écouler clandestinement ses portions de kif prêtes à fumer n’hésitant jamais à en prélever une petite dose de chacune d’elles. Très habile, il avait la faculté de subtiliser le portefeuille de sa victime avec le talent d’un prestidigitateur. Vieux garçon et n’ayant toujours pas de quoi prendre femme il se contentait de ce qu’il pouvait lever comme proies chez les deux sexes. Le Bison l’utilisait dans toutes sortes de commissions ; douteuses ou naturelles.

« Super boy » était le plus jeune de tous. Solide gaillard, fier et fringant, il aimait beaucoup s’habiller en cow-boy. Il était impartial devant les litiges. Sûr de lui, juste et correct il dénouait pas mal d’énigmes et avait gagné l’estime et le respect de tous. Homme à tout faire de la dame d’un feu coopérant, il était admis à la troupe pour les bons de livraison de vin que sa patronne lui signait, l’alcool étant interdit aux musulmans.

« Le grand Sachem » dépassait de peu la quarantaine. Fils de notable, il avait hérité d’une estimable fortune qu’il allait dilapider par la suite dans de mauvaises affaires, avant qu’une campagne électorale perdue ne le détrônât définitivement de son standing, et qu’un divorce ne lui portât le coup de grâce, le rendant à la classe des simples tiers. Disciple de la vertu, il avait secouru dans le temps et secourait encore des malheureux dans leur détresse, s’insurgeait contre l’injustice et était toujours disposé à défendre l’innocence tyrannisée.

D’un flegme raisonneur, sage et prévenant, ne visant aucun profit par opposition aux autres, il ne s’était lié aux ruffians déjà cités que dans le simple but d’oublier sa déchéance. Ayant le charme et la noblesse d’un Emir, il fit du groupe ses courtisans et le groupe en fit son monarque. Sa parole faisait loi mais sortait par la bouche de Croissant de lune.

« Croissant de lune » enfin avait des yeux noirs et pleins de malice dans un visage pâle, anguleux, au profil en forme de lune au début du mois. Un squelette vivant mais quelle vivacité d’esprit et de mouvement en dépit de son âge avancé. Il était la véritable plaque tournante par laquelle transitait tout ce qui pouvait toucher la bande de loin ou de près. Puits de méchancetés sans pudeur et de bontés sans ostentation, il en était à la fois le rebut redouté et le maître éclairé. Cocktail de générosité et de bassesse, il changeait facilement de peau suivant la situation et le personnage du moment. Etant renard de nature, il devenait agneau par nécessité semant ainsi et souvent le doute sur l’innocence de ses intentions.

Dans le temps il gérait une gargote, mais ayant failli il ne put la conserver et avait même purgé quelque peine de prison pour dépravation de mœurs. Le Bison l’avait apprivoisé pour ses excellentes recettes d’hachich à base de chanvre indien et de tabac dont il avait le secret.

C’était là à quelque élément près, l’équipe à laquelle B.de paille allait devoir s’accommoder, pour en tirer de temps à autre, quelque joie consécutive à un don après une commission ou une assistance, quelque déception ou exaspération après un retour de manivelle.

A toute tombée du jour et où qu’ils étaient, les membres du clan lâchaient leurs occupations quotidiennes et ralliaient leur coin de plaisirs dans l’atelier pour boire, fumer, causer, plaisanter, jouer aux cartes, chacun y apportant sa part en divertissements, en humour grossier ou taquinerie amère. Le grand Sachem venait toujours avec un cabas de provisions et quelque présent pour l’un des membres de sa cour. Les doses de stupéfiant ayant été confectionnées de jour, Croissant de lune n’avait plus qu’à s’occuper du souper qui rôtissait sur un bon feu de forge et qu’il surveillait tout en faisant circuler son calumet. Ours tacheté et Jambe raide boute-en-train de qualité, contaient des anecdotes paysannes et des aventures d’adultères qui étaient en mesure de dérider le gars le plus morose. Tête brulée jouait souvent de mauvais tours soit à Jambe raide, soit à Hibou lugubre, mais point à l’Emir ni à Croissant de lune, l’histoire n’ayant encore jamais rapporté qu’une fois, un vassal s’était diverti impunément au dépend d’un suzerain, ou de quelque seigneur au faîte de son apogée.

Super-boy s’interposait toujours lorsqu’une plaisanterie douteuse risquait de tourner au vinaigre, calmant les esprits et obligeant le fautif à payer une tournée ou une cuite même. Comme lors d’une soirée où Tête brulée avait proposé à Jambe raide de fumer à tour de rôle à la même cigarette, alors que le premier roupillait dans une voiture en réparation tandis que le second était assis sur une chaise en dehors. Dans sa position, Tête brulée était obligé de tendre son bras à travers l’une des lunettes latérales abaissée, afin de placer la cigarette entre les lèvres de Jambe raide quand venait son tour. A un moment donné, Tête brulée prétexta qu’il en avait marre et que Jambe raide pour tirer sa bouffée se devait de passer la tête à travers l’ouverture. Jambe raide se plia à la condition, et au premier mouvement qu’il fît, Tête brulée avant de sortir de l’autre côté, manœuvra la poignée pour faire monter la lunette, de telle sorte que Jambe raide fut coincé la tête dans le véhicule et le corps à l’extérieur. Quand le Sachem régalé eut enfin donné l’ordre de le libérer, il courut à la poursuite du farceur, mais sautillant sur un seul membre et ne pouvant l’attraper, il ne fit qu’ajouter du piment au plaisir de l’assistance.

Une autre fois encore Tête brulée risqua gros en se frottant à Hibou lugubre. Dirigeant les tournées d’une soirée il ne lui servit qu’un soupçon de ration. Une longue aspiration bruyante et vaine de l’aveugle déclencha une rafale de rire et avec elle un flot de lamentations de sa part. Tête brulée pour couper court aux jérémiades qu’il venait de déchaîner feignit le repentir, se confondit en remord et remédia à la bévue par un service royal. Hélas la coupe était si pleine au point de déverser avant de toucher les lèvres avides, maculant l’habit de l’invalide.

Ce dernier lança un juron, cria à l’injustice et balança le verre en direction de son traiteur tentant de l’atteindre. Mais l’autre avait esquivé et changé de place. Hibou renonça mais avec de sombres pensées et beaucoup de rancœur. La farce atteignait son paroxysme et les corps se tordaient de rire.

La scène prit fin par un retour au calme retrouvé grâce au Sachem, qui promettait une tenue neuve à la victime et Croissant de lune, qui conviait tout le monde à table.

Le Bison participait aux beuveries, mais emportait une part du souper pour la déguster en compagnie de sa seconde épouse. B.de paille avait droit au fond de l’assiette et dès qu’il l’obtenait, il courait le porter à sa mère. Il ne quittait à son tour l’atelier qu’une fois le dernier des truands complètement soûl, se résignât à partir.

Croissant de lune était le seul à passer la majeure partie de son temps à l’atelier. Il était le seul à ne point avoir ni vouloir de travail. Il n’avait pas de gosses à nourrir et se contentait de ce qu’il touchait de son petit trafic. Dans la journée, à part l’Emir, tous les autres copains passaient le voir pour un conseil, une idée, une affaire, ou simplement pour une pause et une bouffée de kif. Si le Bison était en difficulté ils se portaient volontiers à son aide. Hibou lugubre lui ne venait que pour l’argent ; le Bison lui prêtait à usure.

Ces gens que le hasard et l’intimité avaient réunis s’étaient mis d’un commun accord, inconsciemment, de faire de leur lieu de joies un sanctuaire, de respecter le Bison et sa famille et qu’en aucun cas ils ne devraient les mêler à l’une de leurs combines. B.de paille collaborait à leur quotidien. Si Jambe raide apparaissait avec sa carriole surchargée, l’enfant l’aidait à la vider ou à nettoyer quelques objets destinés à la revente. Quand Ours tacheté lâchait enfin ses outils il s’empressait de les laver et les ranger. Si un client ne s’était pas présenté pour réclamer sa dose de hachich il allait la lui porter à domicile. Si Tête brulée n’était pas là pour liquider les bouteilles vides, il le remplaçait les livrant à quelque preneur. Il arrivait ainsi à collecter des pourboires intéressants.

Le clan semblait s’être formé pour s’éterniser si Croissant de lune à dessein de se payer les rondeurs du jeune B.de paille ne s’était un jour mis dans la tête l’idée de le faire éclater. Le plus dur à éliminer étant le Sachem à qui la troupe tenait beaucoup, il commença par une opération préliminaire qui allait écarter les éléments susceptibles de lui mettre des bâtons dans les roues et aérer ainsi les rangs afin de l’isoler, le découvrir. Certains complots ne se fomentent que dans le but d’assouvir les ambitions personnelles de tiers au détriment d’autrui. Ainsi parlait la Mafia véritable rouleau compresseur dans lequel se broient les espoirs des Abels au profit des Caens. Débarrassée de ce genre de racaille notre planète ressemblerait à un éden. Hélas !

Avant que la purge ne débutât par le tour de Hibou lugubre, Croissant de lune fit chanter d’abord Tête brulée gagnant sa dévotion. Ce dernier avait eu l’impudence d’aller une fois en nocturne, enfoncer pour le compte de la mère de B.de paille, un clou au seuil de la masure où logeait la troisième épouse du Bison, ordonnance d’un charlatan qu’une voisine lui avait conseillé de consulter et qui rentrait dans le contexte de sorcellerie pouvant ramener le mari à son premier nid. B.de paille l’accompagnait pour le guider et s’assurer en même temps que la mission allait vraiment être accomplie. Pendant le retour il entraina son jeune guide dans les ruines d’un édifice et tira ses génitoires hors de sa braguette dans l’intention de goûter aux jeunes fesses. Il avait peut être tablé sur le fait que B.de paille n’oserait jamais le dire au Bison et que même s’il se plaignait à sa mère elle avalerait la pilule mouillée qu’elle était dans cette affaire de clou. Le gosse voulut se sauver mais il le retint fermement et lui fit comprendre que s’il ne se pliait pas à son désir il parlerait de leur commission au Bison et sa mère risquerait d’être tuée. L’argument était persuasif. Mais dans la pénombre, le pal de l’homme paraissait d’une effroyable grosseur. Après l’avoir fixé avec des yeux ronds tout un moment, le jeune garçon fit mine de se soumettre trompant ainsi la vigilance de l’impudent. Puis prenant ses jambes à son cou, il ne s’arrêta qu’après avoir fait irruption dans l’atelier blême de peur. A bout de souffle, secoué et ému, il raconta tout à Croissant de lune qui lui conseilla d’oublier cette affaire et de n’en souffler mot à personne dans l’intérêt de tous. Notre ami était bien loin de se douter qu’il venait de fournir le premier fil de toute une toile d’araignée destinée à le perdre. Depuis ce jour là Tête brulée devint à l’insu de tous lieutenant de Croissant de lune.

Un après midi, alors que les deux hommes seuls dans l’atelier préparaient les doses de kif pour le soir, Hibou lugubre vint emprunter de l’argent. Croissant de lune le pria de s’asseoir et d’attendre le retour de B.de paille qui était allé livrer une commande. Quand le gosse revint, on lui ordonna de lire à haute voix ci qui était écrit sur un papier apposé du pouce. L’enfant s’exécuta et Hibou eut connaissance du traquenard dans lequel il avait chuté les yeux fermés. Normal ! Il était aveugle. L’expression serait donc valable au sens propre comme au sens figuré. Cela faisait longtemps qu’il avait opté pour les emprunts sans usure que Croissant de lune lui avait proposés, son nouveau créancier ne demandant en retour qu’une reconnaissance de dette avec apposition. Se fiant à sa bonne foi, il avait signé un emprunt d’une forte somme qu’il n’avait point reçue et qu’il était dans l’incapacité de rendre un jour. Croyant d’abord à une blague, il eut par la suite la certitude que son maître chanteur ne plaisantait pas. Il eut un frisson de crainte mêlé à une rage désespérée qui le porta sur ses ergots pendant un bon moment. Le sentant cuit à point Croissant de lune lui proposa enfin son marché ; disparaître à jamais ou aller en prison. Heureux de s’en tirer à bon compte Hibou lugubre ne remit plus les pieds dans l’atelier. Quand un membre du groupe allait chez lui demander de ses nouvelles, sa femme prétextait n’importe quoi évitant le face à face.

Quelques semaines passèrent. On oublia Hibou lugubre. Croissant de lune pensa que le moment de torpiller un autre maillon de la chaîne était venu. Le préposé au sacrifice cette fois ci était Ours tacheté qui depuis un certain temps avait remarqué que ses fournitures en peinture criaient au détournement. Se plaignant une fois à Croissant de lune, celui-ci lui arracha une promesse de garder secrète leur conversation, avant de lui balancer que c’était le Bison qui le volait. « Le vin était tiré… ». A la première mésentente le peintre injuria le Bison. Les deux hommes en vinrent aux mains et la rue s’emplit de badauds. Croissant de lune s’interposa et on ne vit plus Ours tacheté.

Pour avoir Jambe raide, Croissant de lune l’avait convaincu de vendre un réchaud à une dame de vieille connaissance, promettant que le Bison n’en saurait jamais rien. Il fit office de relayeur mais tout cela n’était que du bidon. Il alla récupérer l’engin tout de suite après, rendant son argent à la dame lui faisant croire que c’était une mauvaise affaire. Quelques jours après, il raconta à l’infirme que sa soit disons cliente était venue se plaindre mais qu’il avait paré au pire en reprenant le réchaud et en lui rendant son argent avant l’arrivée du Bison. Patte raide le remercia et le pria de lui rendre la marchandise mais, railleur, Croissant de lune lui fit comprendre qu’il la garderait pour le soumettre à ses lois. Mais où était donc passé Super-boy alors qu’une guerre intestine faisait rage au sein du clan ? Pourquoi ne faisait-il pas honneur à sa réputation ? A vrai dire notre ami s’était depuis longtemps lancé dans ses propres enquêtes et était arrivé à savoir d’où venaient les coups et dans quel but. Mais quand il essaya de ramener le conspirateur à la raison menaçant de le traduire devant le conseil du Sachem, trois petits bons de livraison de vin apparurent comme par enchantement sous son nez. Ne comprenant rien, Croissant de lune lui expliqua que si la police tombait sur ces bouts de papier, l’alcool étant interdit aux musulmans, lui et sa patronne ou maîtresse, s’enfonceraient dans les ennuis jusqu’au cou et qu’il avait intérêt à fermer sa gueule et se plier comme les autres à ses directives.

Pendant les semaines suivantes l’ambiance voulait paraître joviale mais elle ne sentait plus que la suspicion, l’ombrage, la crainte, la froideur, la haine, la réserve, la perfidie…Patte raide se faisait de plus en plus rare. Super-boy se contentait de livrer ses bons sans jamais s’attarder. Sa majesté regrettait sa cour, bien loin d’imaginer que sa destitution était proche. Et vint une soirée où B.de paille ne le vit point, puis une deuxième et une troisième. L’enfant pensa d’abord que des empêchements l’avaient retenu. Mais s’informant au cours de la cinquième soirée, il comprit que le glas avait sonné pour le grand chef et qu’il était parti une fois pour toutes comme l’avaient fait avant lui les autres membres du clan.

Notre ami allait s’affliger de ce départ plus que les autres. Le monarque était bon. Un jour il lui avait offert une paire de chaussures neuves, alors qu’il l’avait surpris en train de coller des cordons à de vieilles semelles de souliers pour en faire des sandales, après que le maître découvrant sous le pupitre ses pieds nus, l’eût ridiculisé et chassé de la classe. Ce maître, un Pied Noir sans cœur, n’avait point daigné comprendre son indigence, l’obligeant à manquer des cours. Pour lui ce comportement était une profanation. Il se voulait encore défenseur du prestige de l’établissement, mais cela faisait longtemps que ce dernier n’avait plus son étiquette d’ « école de fils de notables », la progéniture du petit peuple l’ayant peu à peu envahi à la veille du départ des français, et la réforme touchant l’enseignement. A la mère aussi le Sachem avait beaucoup donné. Dès qu’il sut que le Bison la négligeait il se mit à l’aider. Il lui apportait souvent des céréales, des légumes, de l’huile d’olive, du beurre, du miel… Même parti pour ne plus revenir et la sachant sur le point d’enfanter, il eut la bonté de déléguer un paysan tout encombré de bonnes choses, dont un peu de viande que le Bison avait volé pendant la nuit et une petite somme d’argent pour payer les frais d’accouchement. Mais la pauvre femme n’avait jamais eu recours aux médecins. Elle avait toujours mis au monde chez elle après deux ou trois jours de souffrances et de cris, entourée d’amies et se fiant tout simplement à l’expérience d’une guérisseuse, qui à l’occasion se transformait en sage-femme et qui se contentait du peu qu’on pût lui donner, pourvu qu’elle goutât à tous les mets que les voisines apporteraient à celle qui allait engendrer et couchât chez elle tant que durerait le supplice. Au lieu de prodiguer son assistance et aider son épouse à surmonter la difficile épreuve, le Bison ne venait même pas aux nouvelles, et peu lui importait qu’elle mourût ou qu’elle vécût. Comme la guérisseuse, il se contentait lui aussi mais de lui faire des enfants. Dans le milieu où vivait B.de paille, tout le monde se contentait de ce qu’il pouvait avoir ou faire, subir ou éviter. Fatalisme insurmontable et résignation avilissante. A l’image du troglodyte de Montesquieu à qui on avait enlevé la femme et qui pénétré de l’injustice du ravisseur devant lequel il ne faisait guère le poids s’était contenté de ravir l’épouse du juge plus faible physiquement et qui n’avait guère pu lui rendre droit. A l’époque où B.de paille était encore enfant, jamais on avait entendu parler de quelqu’un qui s’était vengé d’un docteur qui l’avait arbitrairement mutilé ou tué un de ses proches par erreur, ou encore d’un tiers qui avait osé trainer un membre de l’autorité au devant d’un tribunal pour abus de pouvoir ou corruption. Jadis où grandissait B.de paille, on se donnait mutuellement des coups lâches entre déshérités, sans jamais se hasarder à les porter là où sévissait la classe privilégiée et où faiblesse oblige, on ne pouvait que se référer au tribunal de l’Eternel.

Pour se débarrasser du Sachem Croissant de lune n’eut pour motif que sa générosité. Il raconta au Bison que sa majesté ne se limitait pas d’offrir, mais à raconter partout que le Bison était un rapiat et affamait les siens. Croissant de lune savait que la lecture de bandes dessinées faisait partie des interdits que B.de paille parvenait souvent à contourner, afin d’adoucir les affres de l’oppression ou contenter un besoin. Le Bison, en dépit de son ignorance, prétendait qu’elles étaient bourrées de malice et risquaient d’en imprégner le garçon. Comme il savait aussi qu’après un travail, l’enfant gardait toujours quelques outils à portée de main, pour ne commencer à les ranger que lorsque le ronronnement de la puissante moto du Bison qui arrivait au loin lui parvenait aux oreilles, avant que ce dernier ne coupât le contact et terminât silencieusement sa course afin de le surprendre. Même quand il eût accompli toutes les tâches qui lui étaient attribuées, il ne pouvait s’arroger le droit de s’asseoir et feuilleter un illustré. Les yeux du Bison étaient avides du spectacle de l’enfant trimeur, de l’enfant pour qui même le repos était prohibé. Quand on est de l’espèce sadique !

Quelques jours après la purge qu’avait connue la bande de l’Emir, alors que B.de paille se trouvait un dimanche après midi à l’atelier en compagnie de Croissant de lune, le coiffeur, chez qui il se coupait les cheveux vint à passer l’invitant à le rejoindre dehors. L’homme voulait se plaindre au Bison d’un vol d’illustrés effectué dans son salon pendant son absence. Quand le garçon effrayé demanda pourquoi le Bison, son interlocuteur lui répondit que des voisins étaient prêts à témoigner qu’ils avaient vu B.de paille rentrer au salon, et en sortir quelque chose à la main. L’enfant se mit à pleurer et courut chercher Croissant de lune. Il jura par tout ce qui lui était cher qu’il n’avait point commis un crime de ce genre, et que les voisins dont parlait le coiffeur mentaient. Croissant de lune promit un dédommagement. Le coiffeur qui ne demandait pas mieux remercia obséquieusement et disparut au tournant de la rue. Croissant de lune et le gosse regagnèrent leur coin. B.de paille encore sous l’effet d’une terreur qui lui avait laissé des jambes en coton et desséché la bouche sauta au cou de son sauveur manifestant sa reconnaissance. Mais l’homme le saisit à bras-le-corps et se fit fort de lui appliquer un baiser sur la bouche.

« – Arrêtez ! Pour l’amour du Seigneur ! N’en faites rien puisse Dieu vous préserver de tous les malheurs ! Lâchez-moi ! Suppliait B. de paille discrètement, se démenant comme il pouvait. » La chèvre de Mr Seguin attendit l’aube pour rendre les armes devant le loup, d’après les lectures françaises. Et lui, jusqu’à quand pouvait-il tenir devant ce gueux rabougri ?

L’empoignade prit fin avec l’apparition heureuse d’un client en quête d’une dose de kif. L’enfant s’en alla monter en terrasse pleurer sa déconvenue, à côté de la grande cage où quelques poules caquetaient semblant vouloir condamner l’incident, jusqu’à ce que la voix forte du Bison qui l’appelait vînt le secouer comme un courant électrique. A la question « qu’est ce que tu as ? » il répondit qu’il avait cassé un œuf en voulant le sortir de la cage et que la mère l’avait pincé durement. Il avait ajouté le dernier mot à sa réponse dans l’espoir d’éviter des coups car le Bison risquait de l’écorcher pour la perte d’un œuf même s’il ne lui appartenait pas. Mais se limitant à le pousser violemment à l’intérieur de l’atelier, il grommela que toutes les occasions étaient bonnes pour tirer au flanc et que la mère se devait de s’occuper elle-même de ses poules. Si ce soit disant œuf avait pu finir dans sa propre poêle à frire, le Bison aurait adopté une toute autre attitude. Croissant de lune coupait son tabac jouant l’innocent. Au soir B.de paille comprit que cette nouvelle affaire allait elle aussi passer sous silence. Il pria Dieu pour qu’elle se tassât et qu’elle en restât là. Un mutisme s’installa entre l’homme et le garçon, le devoir les séparant de jour et les occupant la plupart du temps l’un à son trafic, l’autre à ses études, les beuveries les réunissant le soir devant le patron, ce qui rendait tout contact impossible. Le dimanche suivant Croissant de lune de son coin habituel appela B.de paille qui s’accoudait à l’établi fuyant un face à face. Ne l’entendant pas répondre il alla lui-même le chercher pour l’asseoir à côté de lui. Mais le gosse gêné et apeuré se remit lestement debout et demanda sur le qui-vive :

« – Qu’est ce que tu me veux ?

– Te proposer deux choses et te laisser le choix entre elles, répondit l’homme : la première est que je peux raconter au père tout ce que tu fais à son insu ; les bouquins interdits, la collecte de pourboires que tu donnes à ta mère et pas à lui, etc.… et si cela ne suffit pas je pourrais ajouter l’affaire de clou pour laquelle toi et ta mère aviez forniqué avec Tête brulée. Après un tel compte rendu que crois-tu que le père vous ferait ? ». Avec le dernier mot le mécréant se remit à couper ses feuilles de tabac laissant au garçon le temps de mesurer l’étendue du danger qu’ils couraient lui et sa mère. Un silence sépulcral s’ensuivit. B.de paille glacé d’effroi resta pétrifié le menton pendant. L’homme qui était assis devant lui n’était pas un simple être humain mais un ogre. Un moment après Croissant de lune releva la tête pour dire : « La deuxième est que tu contentes la passion violente que j’ai conçue pour toi et à cause de laquelle j’ai tout sacrifié, même mes amis les plus chers. Je ne veux point te forcer, je veux que tu y consentes toi-même. Je te laisse un peu de temps pour réfléchir. En attendant va porter ça au coiffeur ». Cela ressemblait à un ordre que le cow-boy au Far-West donnait quelque fois à un étalon sur le point d’être dompté. Croissant de lune tenait à bout de bras quatre bouquins de bandes dessinées. B.de paille se rappela qu’il les devait, et n’ayant guère de quoi les acheter ne voulut point courir le risque de voir le coiffeur se pointer de nouveau alentour. Soumis, il tendit une main tremblante qui semblait se diriger vers la gueule d’un serpent. Un serpent qui était sûr maintenant que la proie était tenue et qu’il ne lui restait plus qu’à la croquer. Cela se lisait sur son visage sarcastique.

Le coiffeur n’avait pas de témoins et B.de paille ne l’avait jamais volé, comme la mère n’avait jamais eu de relations adultères avec Tête brulée. Le coiffeur piqué tout simplement par le virus du gain et manœuvré par Croissant de lune qui le ravitaillait en stupéfiants, était venu jouer son numéro et faire chanter l’enfant pour le compte de la tourbe malfaisante qu’était son fournisseur.

Le soir du jeudi qui suivait, le Bison eut l’audace de déguiser des filles de joie en paysans et les fit monter en terrasse, dans la buanderie qu’il avait meublée d’une table basse, de coussins et de banquettes pour y passer la nuit. Abusée, la mère n’y aurait vu que du feu si la plus jeune de ses filles réveillée par les assauts répétés de sa vessie, n’était venue la réveiller pour lui ouvrir la porte qui semblait verrouillée. Les toilettes étaient au dehors au tournant de l’escalier et jamais elle n’avait fermé l’appartement à clé. Surprise, elle se leva à son tour pour aller voir de quoi il retournait. Quelqu’un chantait et tambourinait quelque part. Après mûres réflexions et voyant que la petite ne tenait plus, elle se mit à cogner sur la porte jusqu’à ce que le tapage s’arrêtât et qu’une clé tournât dans la serrure. L’instant d’après le Bison s’encadra dans l’entré puant l’alcool, et des éclats de voix de femmes parvinrent d’en haut. La gamine urina un peu dans ses haillons et termina aux toilettes. La mère non encore rétablie de l’accouchement, rouspéta contre le fait de les boucler et elle reçut un coup de botte au bas ventre qui l’envoya à terre et qui allait lui causer par la suite des complications au niveau de l’appareil génital. Le Bison poussa à l’intérieur la fillette qui criait, les enferma de nouveau et s’en fut terminer sa veillée.

Tirés à leur tour du sommeil par le vacarme, B.de paille et ses jeunes sœurs se portèrent au secours de leur mère. Ils réussirent à force d’efforts à la remettre dans sa couche et passèrent le reste de la nuit à son chevet. Le lendemain la vieille belle-mère vint à l’insu du Bison l’emmener chez le docteur Carbou, médecin chef français de l’hôpital civil qui lui prescrivit un remède et beaucoup de repos. Les jours suivants les voisines se relayèrent auprès d’elle, condamnant la violence et l’irresponsabilité du mari. Même Croissant de lune, attendri devant son état lui apporta un peu de viande et des fruits.

Entre temps, un certain menuisier à la mine de gorille, dont le magasin avait été saisi et vendu aux enchères par les autorités pour crédits et taxes non payés, vint s’établir à son tour dans l’atelier, s’accommodant avec facilité au train-train quotidien et vouant une grande amitié au Bison. Il était gros et grossier, égoïste et fanfaron : un Tartarin, non de Tarascon mais de Mazagan. Un client lui avait offert une fois après bricole une grenade, si grosse qu’elle eût pu peser plus d’un demi-kilogramme. Le goinfre s’installa dans la voiture en panne et la dévora sans laisser un seul grain au garçon qui l’avait pourtant aidé et qui attendait à côté de l’établi un appel qui ne venait pas.

Puis vint une semaine où le gorille, Croissant de lune et le Bison disparurent de la circulation.

Une fête approchait. Les cours vaquaient, et comme les apprentis avaient été libérés B.de paille obligé, géra lui-même l’atelier. Il fit comme il put, traitant les petits travaux qu’il jugeait faisables et collectant les rétributions auxquelles il n’osait toucher, en dépit du dénuement total des siens, de peur que la chose ne se sache d’une manière ou d’une autre, et que le Bison ne le punît. Quand il sentait un creux à l’estomac, il courait chez la mère du Bison qui gardait toujours dans ses haillons quelque morceau de pain rassis qu’il épouillait avant de grignoter. C’est au retour de l’une de ces absences furtives qu’il se trouva nez à nez avec le Bison qui l’attendait en plein milieu du local, les poings aux hanches et qui sans écouter la moindre justification ni crier gare, lui envoya un coup de pied dans la cuisse, le soulevant littéralement de terre et le projetant sur la chaussée. Une bourse s’échappa de la culotte du garçon, heurta le sol, se dénoua et répandit son contenu. Le Bison s’occupa de ramasser les pièces d’argent et un passant de remettre l’enfant debout. Mais il est des faits et des comptes qui se règlent sur terre au lieu d’attendre le jugement dernier. La souffrance vécue par la petite famille dans cet épisode, et la progression d’un époux négligeant et égoïste dans une difformité qui devenait dangereuse, étaient même aux yeux de la racaille des choses répréhensibles que Dieu ne pouvait tolérer, et qu’en tant que justicier suprême se devait de punir.

Le lendemain de bonne heure, King-Kong vint réveiller la mère qui avait passé presque toute la nuit au chevet de son fils à lui appliquer des compresses au niveau du coup reçu avant qu’il ne dormît d’un sommeil agité. Elle avait les yeux rouges et des cernes en poches dégonflées. Elle avait beaucoup pleuré. Il lui demanda si elle se sentait capable d’aller voir son mari à l’hôpital qui venait d’écoper d’un accident. Se heurtant à un mutisme dédaigneux de sa part, il se mit à lui relater l’évènement dans l’espoir de l’attendrir : Tard dans la nuit le Bison, ivre, s’était fait fort de raccompagner un intime à dos de sa moto. Lorsqu’il voulut rebrousser chemin il tomba en panne, et voulant remettre sa machine en marche il attira par son comportement douteux l’attention de policiers en ronde. Mais sur le point de l’interpeler la moto démarra. Il l’enfourcha phare éteint, et comme dans un film, une course poursuite fut déclenchée à travers rues pour ne finir qu’avec un choc de ferraille violent au coin d’un tournant, un arrêt brusque du bolide, une chute sur le trottoir de gauche et un début d’incendie que les poursuivants arrivèrent à contenir sans peine. Le fugitif avait percuté contre une fourgonnette en stationnement qu’il n’avait pu voir à temps pour l’éviter. Le constat médical présentait plusieurs fractures de la jambe droite et le pronostic était des plus alarmants.

Touchée par ce compte rendu la jeune femme prit son courage à deux mains et se rendit au chevet de son homme. Mais que pouvait-elle faire ? Il ne s’agissait pas d’un verdict humain sujet à caution, mais d’une sentence prononcée par une cour de justice divine incorruptible venant à point nommé châtier les pêcheurs.

Le Bison allait devoir séjourner pas mal de fois à l’hôpital. Son membre harcelé par la pourriture, allait subir plusieurs fois l’amputation jusqu’à ne plus être qu’un moignon susceptible de porter une jambe de bois. King-Kong qui le remplaça auprès des siens pendant son absence, en profita pour chasser Croissant de lune après une brouille ourdie et dilapider tout ce que le mutilé possédait de valeur ; « Un clou chasse un autre » sauf celui de la mère qui lui n’avait rien chassé ! Super-boy avait suivi sa patronne à l’étranger. Croissant de lune fut arrêté et emprisonné dès qu’il se hasarda à porter des liqueurs sans bons de livraison. Tête brulée disparut sans laisser de trace. Jambe raide perdit la raison et Hibou lugubre trépassa après une agonie de plusieurs mois.

Aujourd’hui et à chaque fois qu’une pensée pour l’atelier où il avait grandi vient à l’effleurer, B. de paille ne manque pas de chantonner :

« Le lieu de mes pleurs,

De mon oppression Et de mes malheurs.

D’enfance égarée,

Sujet d’agression,

De souillure parée.

A l’image d’une proie

Peureuse et craintive,

Subissant les lois,

Le mépris, l’outrage,

De vulgaires convives,

De parents sauvages,

Radins, criminels,

Vilains et rapaces.

Oh divinité !

Seigneur Eternel !

Une calamité !

Est tout ce qu’il faut

A ce genre de race

Truffée de défauts,

Souillée jusqu’au fond.

Mais pardon Seigneur

Miséricordieux !

Car ces vils pêcheurs

Ignorent ce qu’ils font. »

L’ARNAQUE