L’ARNAQUE

B.de paille était devenu un bel adolescent de seize ans, vif et fringant, tout plein d’espoir et de confiance en l’avenir. Il étudiait bien et ne doublait jamais de classe. Il était le plus jeune des élèves et ses camarades l’aimaient tous sans exception. Quant aux professeurs ils l’estimaient beaucoup, et suite à leurs recommandations, chaque année l’intendant du Lycée lui réservait gratuitement une collection des livres inscrits au programme. Mais en ce jour d’été 1964 il était en train de maudire tous les intendants en dépit de la gentillesse de l’un d’eux et tous les pères du monde, car il était en mauvaise posture, coincé. Il était assis sur une chaise dans un bureau, subissant purement et simplement les assauts de séduction d’un certain membre du comité de camp, responsable de la bouffe, tout en essayant de gagner du temps et priant Dieu de lui présenter une issue. Il ressassait les circonstances qui l’avaient conduit à cette impasse. Il maudissait l’ami qui l’avait exhorté et aidé à décrocher un poste de moniteur de jeunes scouts durant une période de vingt et un jours. Il maudissait les intendants parce que l’un d’eux l’avait piégé d’une manière immonde. Il maudissait enfin tous les pères que la terre eût pu produire depuis la nuit des temps en général, et son père à lui en particulier. Bison boiteux [[Voir épisode : « Une affaire de clou »]] qui avait béni le projet lorsque le camarade vint le trouver pour le lui proposer ne l’avait fait évidemment que par avidité. Ce gueux qui en entendant le mot argent sonner à ses oreilles, avait passé d’un air de méchanceté et de dédain à celui d’obséquiosité et de dévotion :

« – Et l’atelier, qui est ce qui va s’en occuper ?

– Voyons, soyez gentil ! Accordez-lui pour une fois au moins un congé, une permission ! N’a-t-il pas bossé des années durant sans qu’il n’eût eu jamais droit à quelque repos ? ».

Après cette réponse B.de paille s’attendit à ce que l’amputé sortît de ses gonds, s’appuyât sur l’une de ses béquilles, et abattre l’autre sur la tête de son interlocuteur pour son audace ou tout au moins le chasser avec colère. Erreur ! Rien de cela ne fut. B.de paille pensa que la violence et la dureté étaient pour lui seul et pas pour les autres. Il se sentit si petit en comparaison avec son copain qui lui, osait par bravades mêmes polies parler impunément d’égal à égal à Bison boiteux. Ce dernier se contenta de répondre sarcastique :

« – Ha ha ! Si je lui accorde une permission de vingt et un jours comme vous dites, qu’est ce que j’aurais à gagner moi ?

– Vous ? Rien. Mais lui il y gagnera !

– Combien ?

– Cinq mille cts en plus de la bouffe.

– Eh bien vous êtes gentil vous qui l’avez choisi entre tant d’autres. Vous êtes copains ? camarades de classe ? Eh ben ! Voilà l’amitié ! La vraie camaraderie ! Vous n’êtes pas le fils de si el Hadj Omar ? Mais oui, c’est vous, je vous reconnais ! Mais où avais-je la tête bon sang ! Dieu bénisse cette graine d’homme !

Il ne connaissait guère son père. Il feignait de le connaître pour mieux entretenir la bienveillance du garçon. Et ce dernier, attrapant l’occasion au vol et profitant du changement d’attitude, se mit dans la peau du fils d’un certain Hadj Omar qui pour les deux personnes n’avait peut être jamais existé.

« – Alors c’est d’accord pour B.de paille ?

– Mais bien sûr ! Vous serez encore plus gentil et digne de votre auguste père si vous pouvez le placer pour deux périodes au lieu d’une seule.

– J’essayerai avait répondu le jeune homme en s’en allant ».

On aurait dit un chômeur s’adressant à un chef de bureau de placement. Il était tout content après le départ du garçon. Comme lorsqu’il lui arrivait de réaliser une grosse affaire. Il était bien loin d’imaginer la mésaventure qu’allait vivre notre ami. Il ne voyait plus que les pièces d’argent qu’il allait toucher, la joie qu’allait lui faire ressentir leur tintement à ses oreilles, leur éclat à ses yeux, le jour où docilement il viendrait les lui remettre.

La première période débuta avec les vacances. Les programmes journaliers se ressemblaient presque. Le matin tout le monde devait se rendre au camp ; situé à trois kilomètres au nord de la ville et ressemblant à un poste avancé du Far-West ; administration, encadreurs et enfants. Ces derniers étaient tous fils de pauvres et par conséquent contraints de faire un aller-retour à pied chaque jour, vêtus de ce qui voulait être une tunique comprenant une chemise à manches courtes et une culotte, le tout confectionné dans du tissu usité et peinturluré en vert. Comme chaussures les uns avaient leurs propres sandales, tandis que d’autres étaient pieds nus. A sept heures juste on prenait le petit déjeuner après un chant en chœur ; un petit morceau de pain et un verre de café au lait en poudre. Venait ensuite la corvée avec le ménage, le jardinage, la peinture à la chaux, remblayer un chemin, en déblayer un autre, planter une haie, en dégager une autre… A neuf heures une cloche sonnait la fin des travaux et le départ pour la plage qui signifiait un aller-retour supplémentaire dans le sens inverse. Après les jeux sur le sable et la baignade, moniteurs et enfants regagnaient le camp pour le déjeuner qui démarrait lui aussi avec un chant choral. Au menu un peu de tomate crue découpée avec de l’oignon comme hors d’œuvre. Pommes de terre, carottes et navets se succédaient au fil des jours comme plats de résistance avec soit un morceau de poisson bon marché, soit une ration de viande qui était tout ce que l’on voulait mais guère de la viande. Quelque fois un œuf transformé en omelette accompagnée de pain faisait office de repas. Le dessert de moyenne ou de mauvaise qualité variait entre une orange, une menue grappe de raisin, une tranche de melon ou de pastèque. A treize heures commençait une sieste obligatoire et surveillée afin d’empêcher les manœuvres clandestines et intimer le silence à ceux qui ne voulaient pas dormir. Après ce repos imposé, on passait à l’apprentissage des chants qui ne finissait qu’avec la distribution d’un morceau de pain et un bout de chocolat comme goûter, et la délivrance pour retourner chez soi et recommencer le lendemain.

Deux semaines s’étaient écoulées et B.de paille s’acquittait de ses tâches avec brio, exhibant des talents insoupçonnés d’encadreur. Il savait tenir sa section de scouts aussi bien que les habitués. Il lui suffisait simplement de suivre le programme à la lettre, mener sa troupe à l’endroit indiqué quand il le fallait pour travailler, manger, dormir, jouer, chanter et se baigner avec eux tout en les surveillant. On faisait la sieste la plus disciplinée et la plus calme lorsque c’était lui qui la contrôlait. Le comité directeur était agréablement surpris par ce jeune nouveau qui ne paraissait pas vraiment nouveau et se faisait fort de lui octroyer une fois la période finie, le trophée de meilleur encadreur. Quant à B.de paille il s’était rendu compte qu’en fait de scoutisme, il avait plutôt l’impression d’être dans une maison de bienfaisance d’un pays du tiers monde. Il était très déçu, lui qui s’attendait à bien être nourri pour sortir un peu de la vie ordinaire de la maison. Ses illusions partaient donc en fumée. Il n’était plus là que pour décrocher finalement les cinq mille cts, et c’est à cause d’eux qu’il avait brillé en essayant de bien faire. D’ailleurs il était quotidiennement pressé par Bison boiteux qui tenait maintenant à cette paie plus qu’à toute autre chose. Quinze jours étaient passés et il n’avait plus le droit de la rater d’aucune façon, sous peine d’être écorché vif, ou chassé de la maison. Il ne verrait plus alors le seul être auprès de qui il trouvait toute la sécurité et l’affection dont il avait besoin : sa mère. Mais pour le moment il était en danger et ne savait comment s’en sortir. Il était coincé par monsieur l’intendant qui depuis le début de la période l’avait tenu au bout de son collimateur. Pervers invétéré, il s’était pas mal de fois demandé comment avoir ce beau garçon à la tignasse blonde? B.de paille l’avait senti dans la voix rauque et les regards malsains qu’il lui adressait à chaque fois qu’une nécessité les faisait se rencontrer. Ses yeux semblaient vouloir dire : « te fatigue pas à vouloir demeurer sur tes gardes et trimer plus qu’il n’en faut pour m’échapper mon beau. Je trouverai bien le faux pas qui te jettera dans mes filets. » Ce faux pas eût lieu le lendemain à la plage lors du rhabillement des garçons avec la disparition d’une tunique alors que le caissier rôdait alentour. C’était la bombe. Tout ce qu’avait édifié B.de paille au fil des jours précédents allait chuter avec le début des cinq derniers. Il risquait d’être chassé. La législation de travail accrochée au bureau du président était formelle : tout encadreur surpris en flagrant délit de n’importe quelle faute, si petite fut elle serait automatiquement renvoyé. Que dire à Bison boiteux dans ce cas ? Pensait-il. Et puis c’est malheureux de ne rien percevoir après dix sept jours de dur labeur. Dix sept jours de volés à la vie routinière et oppressante de l’atelier. Un beau prétexte pour leur couper les vivres à tous dans la maison. Sans parler dans le cas où il ne serait pas chassé des dangereuses raclées qu’il recevrait à la moindre petite erreur, celle-ci venant toujours à point nommé pour rappeler au père que le fils avait un de ces jours lamentablement échoué et perdu cinq mille cts. Il plaqua ses mains sur ses joues et éclata en sanglots. Ses gosses l’entouraient tous étonnés. Ils n’arrivaient pas à comprendre comment un garçon plus âgé qu’eux, plus fort et plus solide, paraissant heureux surtout qu’il était encadreur et eux seulement fils de pauvres se changeait-il en un être si faible, terrassé par la perte d’une simple tenue ? Devinant leur pensée il se ressaisit, essuya ses larmes et les abandonna pour aller raconter ce qui venait de se passer aux collègues. Mais personne ne pouvait lui venir en aide. Les tenues étaient comptées et les autres moniteurs ne savaient comment le sortir de ce mauvais pas. Néanmoins ils lui avaient juré solennellement que primo personne d’entre eux, ni leurs garçons n’avait entrepris cet acte lâche et ingrat et que secundo ils n’iraient jamais rapporter ce qui s’était passé aux chefs.

« – Les imbéciles ! Maugréa-t-il en s’en retournant auprès de son groupe. Comme si j’avais besoin de leurs serments ! Ils disent qu’ils ne vont pas le rapporter. Et le gamin qui a perdu sa tunique ? Je devrais le faire disparaître lui aussi pour que ça ne se sache pas ? Eh bien alors ! Merci bande de connards ! »

B.de paille passa une fin de matinée dans la peur. Il était toujours là où le devoir l’appelait, participant à l’accomplissement de chaque séquence du programme mais sans énergie aucune, sans élan, sans parole. Il essayait de ne rien laisser paraître de son désarroi mais en vain. Les larmes qu’il ne refoulait qu’avec peine avaient rougi ses yeux. Le garçon qui avait perdu sa tenue avait regagné le camp avec son simple maillot de bain. Mais au cours du déjeuner il se présenta tout habillé comme les autres. Une lueur d’espoir était peut être en train de poindre à l’horizon et à laquelle il crut bon de s’accrocher. Peut être aussi que le bon Dieu lui était venu en aide. Il s’entendit articuler tout en s’approchant de l’enfant avec l’esquisse d’une grimace qui voulait être un sourire.

« – Tu l’as retrouvée ta tunique ?

– Non répondit tout bas le jeune garçon. On m’en a donné une autre.

– Qui ?

– Monsieur l’intendant. »

B.de paille ne savait que dire ni que faire. On était maintenant au courant de la chose. Il était angoissé et abattu. Mais avec le début de la sieste son cerveau redémarrait.

« – Pourquoi ne m’a-t-on rien dit ? Ni reproché ?

Et moi qui n’ai pas rendu compte ? Ce doit être là encore une faute à ne point commettre. L’affaire n’est peut être pas aussi grave que ça ? On n’allait pas en fin de compte me renvoyer pour le simple égarement d’une tenue ? Je me suis montré sinon le meilleur tout au moins l’égal de presque tous les moniteurs. Peut être que l’intendant touché par la baguette miséricordieuse du bon Dieu a pensé que c’était la moindre des choses qu’il pouvait me faire en reconnaissance de mes bons offices ? Après tout qu’est ce qu’une tenue ? Quel en doit être le prix ? Certainement pas grand-chose ? Bon, advienne que pourra ! Je me suis assez fait de mouron comme ça. Et puis non ! Comment advienne que pourra ? Je ne veux pas être renvoyé ! Mais attendons voir ce qui va suivre !? ».

Ces triturations de cervelle montraient que le jeune garçon était encore paré de cette innocence infantile qui l’empêchait de passer au-delà du donné pour voir d’où lui venait le coup. Il n’attendit pas longtemps. Un camarade vint lui dire que l’intendant le convoquait au bureau. Le moment fatidique était venu.

– Que me voulait-il ? Qu’allait-il me dire ? Me faire ? Pensait B.de paille en parcourant le petit chemin qui séparait le bureau du préau où dormait la petite communauté. Il s’y aventura timidement, l’air confus, les yeux rouges et embués de larmes mais se retenant de sangloter. L’intendant trônait derrière un bureau sans valeur sur lequel différente paperasserie attendait d’être remise en ordre ou acheminée par courrier vers une quelconque destination. Deux chaises d’écolier et un banc en bois collé à un mur complétaient l’ameublement, et une grande fenêtre aux vitres cassées assurait une aération et une clarté suffisantes. B.de paille d’une voix mal assurée, craquant à tout instant les jointures de ses doigts et s’épongeant avec les mains le visage suintant et empourpré par la gène, entreprit de se justifier devant le dirigeant noyé dans une longue contemplation de son interlocuteur. Il devait le trouver encore plus beau dans son chagrin et se délectait de son malheur. Sadisme ou érotisme ? B.de paille eut la conviction que cet individu aux traits nobles, bien nourri, bien dans sa peau convoitait sa chair. L’homme n’arrivait pas à maitriser son trouble en présence du jeune garçon. Pendant quelques secondes la biche semblait en imposer au chacal. Il se ressaisit avec la fin des explications et se répandit en sermons. B.de paille fondit en larmes et en supplications.

« – Ecoutez monsieur, soyez gentil, ne me renvoyez pas je vous en conjure. Vous ne pouvez savoir le mal que vous me feriez. J’ai grand besoin de ces sous. Je crois que je les ai dûment gagnés. Je ne veux ni ne peux en aucun cas les perdre. D’ailleurs je suis prêt à accepter le prélèvement du prix de cette misérable tenue.

– Tu plaisantes ? Répliqua l’intendant en ricanant. Cette misérable tenue comme tu l’appelles vaut plus que tu ne dois toucher.

– Quoi ? Mais c’est du vol ! Murmura B.de paille dans un souffle de crainte qu’il ne soit entendu et puni pour le manque de respect à un chef. Il dit seulement : eh bien ! Je crois dans ce cas qu’il ne me reste plus qu’à m’en aller ?

– T’en aller ? Aboya l’intendant. Tu n’es pas fou par hasard ? Tu nous dois encore quatre jours de travail si tu veux qu’on soit quittes. Et encore ! Je ferme les yeux sur le complément.

– Mais le règlement…

Il ne laissa pas le garçon terminer sa réplique. Il ne voulait pas parler règlement craignant que l’affaire ne fût classée par un simple renvoi, solution décrétée par la législation et qui ne l’arrangeait nullement dans le cas où le comité serait avisé.

– Ecoute ! Lui dit-il. Je veux bien t’aider, mais à une condition. Assied-toi veux tu ? Je crois que nous pouvons nous entendre.

En entendant les mots « je veux bien t’aider » B.de paille se décontracta pensant que l’homme était revenu sur ses desseins se contentant des sermons. Avec les mots « mais à une condition » le jeune garçon tressaillit. Avec le reste de la phrase il se sentit perdu, acculé sur ses derniers retranchements. La tuile qui le terrorisait tout le temps qu’il fût au camp était en train de lui tomber sur la tête. Le combat allait prendre fin avec sa défaite.

B.de paille s’assit avec réserve sur l’une des chaises ouvrant bien grandes ses trompes d’Eustache. Le mécréant commença alors le discours qu’il avait préparé pour l’occasion. Un véritable chantage que l’enfant sentait à travers des boniments qu’il lui débitait à tort et à travers.

Notre ami ne savait plus à quels saints se vouer. Il était confronté à un dilemme cruel et insurmontable. Accepter et être souillé, ou refuser et perdre la paie. Il lui fallait un miracle. Et justement le miracle allait se manifester. Sur ces entrefaites, le président surgit dans l’encadrement de la porte, et s’appuyant des mains sur les deux montants il dit avec un air à la fois autoritaire et désinvolte :

« – Avec l’accord des autres membres du comité j’ai décidé d’adjuger le trophée de meilleur moniteur à B.de paille que je vois ici présent. Et vous savez quoi ? Une tunique ! Et comme j’ai su par ouï-dire qu’il en a égaré une, nous aurons ainsi une de perdue et une de retrouvée. Comme ça il pourra terminer avec nous la période qu’il a si bien menée jusqu’ici. Quoique j’ai le sentiment que cette tunique n’a jamais été perdue et qu’il y’a anguille sous roche. Je préfère cependant ne pas réunir un conseil pour ne pas faire tomber de têtes. Et se retournant vers B.de paille il dit : « vous pouvez rejoindre votre poste fiston. Salut !» Puis il disparut, laissant l’intendant pantois et livide, avec un air d’arnaqueur arnaqué. B.de paille avait l’impression que c’était là quelque chose d’irréel qui venait de se produire. Une vision. Une fée déguisée en président était venue parler en sa faveur pour le sauver. Il se leva avec un long soupir de soulagement, réalisant qu’il revenait de loin et murmurant une prière louangeuse pour l’éternel avant de quitter le bureau à son tour.

Il restait encore trois jours à passer au camp. Tout le monde était occupé à préparer la fête d’adieu. B.de paille s’attelait lui aussi à la tâche mais en rechignant. Le cœur n’y était plus. Il n’avait plus cette prédisposition qui l’animait, cette gaieté, ce plaisir de vouloir donner le meilleur de lui-même. Il n’était plus qu’une sorte de robot exécutant les ordres avec nonchalance et dégout. Il ne riait plus, parlait juste ce qu’il fallait. La mélancolie, le sentiment de frustration et surtout le réveil devant la réalité inquiétante de ce milieu trouble, sombre et alarmant, formaient une amère confusion dans sa tête et chassaient l’euphorie délirante qu’il avait affichée durant la première semaine de la période. Dans l’âme de B.de paille le camp n’était plus qu’un univers souillé lui aussi par la mauvaise graine de gens satisfaits par les dons incommensurables de la vie : classe privilégiée, fléau de vampirisme qui avait le toupet de profaner le tabou, de frauder, détourner tout ce qui lui tombait sous la main, faisant fi de la répugnance et la haine laissées derrière elle, défrayant la chronique mais paraissant toujours blanche comme neige. Accablé par l’indignation il attendait avec impatience la fin du camping et le retour à la maison. Il ne renouvela pas sa demande pour la période suivante malgré les invites répétées du président. Ces invites qui avaient déclenché une nouvelle fois l’alarme dans son cerveau et qui étaient venues confirmer son opinion sur les gros bonnets du camp. Il comprit qu’il représentait une proie que les deux personnages s’étaient juré d’avoir, se déclarant une sorte de guerre froide dans laquelle le caissier avait débuté par un échec, alors que le président se promettait d’en sortir vainqueur. Autrement pourquoi n’avait-il pas essayé d’éclaircir le mystère de la tunique envolée ? « Pas de tête qui tombe » s’était contenté de dire le grand responsable. Une tactique digne de celle des gangs. Les deux hommes paraissant en savoir long l’un sur l’autre, s’envoyaient des coups dans le noir mais fuyaient le scandale, et malheur à « celui pour qui le scandale arrive ».

Notre ami sortait de l’épreuve sinon gros-Jean comme devant, du moins mi-chèvre mi-chou, frustré de quelques avantages, fatigué mais indemne. Bison boiteux allait devoir se contenter du salaire d’une seule période. B.de paille allait enfin le lui ramener, mais à quel prix. Un travail éreintant, un régime pénitentiaire, des siestes à même le sol couvert de carton, et une journée de terreur, de chantage et d’attentat à la pudeur. Il se consolait tout de même du fait d’avoir vécu trois semaines loin de l’atelier, de l’amputé, de la béquille qui avait remplacé la matraque.

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