AMOUR ET AMERTUME

Un beau jour de l’été 1968, quelques mois après qu’il eût quitté l’armé, lorsque passant voir la mère du Bison, B. de paille se vit obligé de ramener à la raison une voisine et un inconnu qui étaient sur le point d’en venir aux mains et disperser quelques badauds. Mûr et confiant, il se sentait fier et pensait qu’il se devait d’agir comme un grand, d’autant plus que celle qui se préparait à la bagarre, lui tapait dans l’œil depuis longtemps sans qu’il n’osât jamais la courtiser. La dextérité étonnante avec laquelle il dissuada l’homme de renoncer à ses intentions belliqueuses plut énormément à la jeune femme qui calmée et intéressée, s’occupa à le contempler d’une manière hardie, tout en réajustant le large col de sa robe claire et le colifichet piqué dans son chignon. Ebranlé, B. de paille se demandait encore quelles paroles se devait-il de lui débiter pour conquérir son cœur, avant que l’occasion ne s’envolât lorsque devinant son désarroi, elle s’approcha avec une gaillardise osée jusqu’à le toucher de son corps, et lui chuchota dans l’oreille que son adversaire courait après ses faveurs. Sentant le chatouillement des lèvres le pénétrer profondément, il frissonna rempli d’aise. Envouté, il s’entendit murmurer avant de diriger son regard sur les yeux cernés de Kohl :

« – Et bien sûr tu as refusé ?!

Elle répondit langoureusement :

– Il n’est point meilleur que toi voyons ?!

N’en croyant pas ses oreilles il bredouilla confus :

– Moi meilleur ?! Ce n’est pas une blague ?

Le fixant toujours de ses yeux troublant, elle répliqua amoureusement :

– Allah m’est témoin que je dis vrai !

Puis se saisissant de sa main elle proposa :

– La vieille est allée voir une bru. Elle ne rentre que le soir et il n’est pas encore trois heures. Entrons chez elle ! Allez viens champion ! »

Et, joignant le geste à la parole elle se dirigea vers le logement en question. Elle força la poignée et ouvrit la porte. B.de paille qui l’avait suivie nonchalamment en marmonnant quelque chose comme : « oui beauté ! Entrons là dedans ! » s’occupa de la fermer, et sans préliminaires ils entrèrent dans la chambre enlacés, s’embrassant à volonté. Potelée, grande, de peau laiteuse et de cheveux noirs, elle était une perle en son genre. Elle avait trente ans, et il en avait vingt.

Le taudis était infect, et l’ameublement de la pièce qui n’avait de fenêtre ni sur la rue ni sur la cour était des plus misérables. Il se limitait à un vieux matelas en alfa à même le sol et une ancienne couverture de laine rapiécée, pliée sous un oreiller sale. Une grande caisse antique verrouillée d’un cadenas occupait un coin. Dans la petite cour, au pied d’un des murs moussus, un braséro plein de cendre et de miettes de charbon supportait une vieille bouilloire en cuivre, seul bien valable paraissait-il dans cette maison qui sentait le nauséabond, et un gros chat noir tacheté de blanc roupillait devant un petit trou, semblant en avoir marre d’attendre la sortie inopportune d’une malheureuse souris. Mais les deux intrus n’en avaient cure. Ils s’étreignirent encore un moment dans la pénombre, puis la jeune femme s’écarta un peu pour enlever sa robe.

Au dessus des jambes galbées apparurent les cuisses pleines et charnues. Le vêtement monta encore, et comme elle ne portait rien dessous, dévoila un ventre dodu, relié à l’aine par une fourrure dense d’un noir éclatant, puis une poitrine ferme et ensorceleuse. Posant sa robe sur la caisse, elle présenta un dos harmonieux qui s’élargissait vers la base du tronc comme une amphore. Les deux amoureux s’enlacèrent de nouveau. Ils s’embrassèrent sauvagement, puis la femme s’allongea sur la couche, rappelant à son jeune amant de se déshabiller. Il s’exécuta fébrilement. Un désir fou le mettait dans un état lamentable, et son ardeur longtemps retenue, ne pouvait plus attendre. Quand il s’étendit sur elle et qu’il sentit l’haleine de sa bouche ardente qui cherchait à s’emparer de la sienne, il n’eut plus que le temps de la pénétrer avant qu’il n’éclatât en elle dans une explosion de plaisir et de volupté.

Il la trouvait exquise, enivrante et faite spécialement pour lui au point de lui jurer qu’avec sa chair il lui donnait aussi son âme et son cœur. Apaisé il s’allongea à côté d’elle. La femme soupira un peu déçue, mais elle ne désespérait pas d’un retour immédiat du désir de son partenaire, chaud comme il semblait. Elle pensa bien l’aider en s’allongeant sur lui. Il lui mordilla tout doucement tantôt la nuque élégante tantôt les épaules rondes. Elle parut apprécier. Il huma un moment l’odeur des aisselles. Subjugué par tant de charme il fut de nouveau prêt pour la prendre encore. Profondément secoués, ils jouirent simultanément et roulèrent enlacés à gauche et à droite, haletant et gémissant sourdement. Lui-même ne s’attendait guère à une pareille explosion de volupté de la part de sa perle comme il l’appellerait dorénavant et qui le trouvait à son tour tout à fait son genre au point de lui promettre un amour éternel.

Perle et son champion revinrent plusieurs fois de suite dans la masure. Lorsque la vieille était là ne semblant pas vouloir s’éloigner des lieux, et la sachant friande de thé, B. de paille poussait le cynisme jusqu’à l’inviter à aller en prendre chez sa mère. Le temps qu’elle arrivât à destination, devisât de choses et d’autres attendant l’infusion et le service du thé, les deux amoureux en profitaient pour s’enfoncer au fil de leurs rencontres dans l’enfer d’une sensualité débridée de toute contrainte. Un bal de chair endiablé qui tourna vite en une passion frénétique, irrésistible et perverse au point que les deux protagonistes se rendirent compte qu’ils ne pouvaient plus se passer l’un de l’autre. Ce qui ne manqua pas de défrayer des commérages. Les femmes hochaient leurs têtes complaisantes et amusées car elles aimaient beaucoup perle pour lui en vouloir. Les jeunes ricanaient sardoniques mais avec une pointe secrète d’envie. Quand aux hommes ils trouvaient cette liaison déconcertante et qu’elle venait bien mal à propos.

Perle vivait déjà maritalement avec un courtier dans une chambre louée. Mais bien que le ménage n’étant pas encore légitime, ses voisins, pour la plupart parents proches ou éloignés, fondaient beaucoup d’espoir sur cette union qui à leurs yeux allait certainement arracher la jeune femme aux mauvais souvenirs d’un premier mariage raté. D’autant plus que le futur époux la chérissait et ne jurait plus que par elle. Mais voilà qu’un autre prétendant entrait en scène risquant de perturber l’harmonie dans laquelle vivait jusqu’à présent le couple. Une chose était cependant certaine ; si ces hommes demeuraient indécis face à la situation, l’estime, le respect et la crainte qu’ils inspiraient dans la rue, ne constituaient pas moins un solide barrage empêchant tout ragot de parvenir aux oreilles du courtier. Car se déliant tant qu’elles l’eussent désiré les langues cessaient de jaser devant ces gaillards rudes, simples et sans histoires.

Avec le corps brulant qu’elle avait, sans cesse harcelé par un désir unique et ouvert sans restriction perle tomba vite enceinte. Elle en informa son jeune amant qui du coup lui demanda de l’épouser. Elle refusa et par ignorance ou par intrigue, réussit à le convaincre qu’il ne s’agissait peut être que d’un ancien embryon, bloqué par les effets néfastes d’une préalable fausse couche qui se remettait à germer, et qu’elle ne pouvait en aucun cas dissoudre son ménage avec le courtier, de peur de se parjurer ou de se le mettre à dos. Cet être qui poussait en elle allait au contraire l’obliger à le légaliser. Elle l’assura cependant qu’elle resterait à jamais sa maîtresse et qu’elle en mourrait s’il venait à l’abandonner pour une autre. Et comme pour sceller cette promesse, elle s’offrit comme jamais elle ne l’avait fait encore, faisant goûter à son partenaire une apothéose de plaisir charnel, le guidant vers la sérénité absolue.

Quelques jours plus tard un addoul vint légitimer le mariage du courtier avec perle en présence de voisins, de quelques membres de la famille et aussi de B.de paille invité à l’occasion comme ami et comme témoin. Le couple abandonna la chambre pour occuper un deux pièces au rez-de-chaussée d’une habitation quelconque au coin de la même rue. B. de paille y vint quelques fois pendant les premières semaines pour aider à quelque bricole ou un décor, et la femme en profita pour nouer une amitié entre l’époux et l’amant qu’elle entreprit de renforcer au fil des ans. Il était évident qu’elle présentât notre ami comme fils de notable, ne tarissant pas d’éloges sur lui, pour que le mari succombât lui aussi devant ce titre prometteur perdu depuis déjà longtemps, au point de nommer son rival parrain de celui ou celle que sa moitié allait mettre au monde.

Perle enfanta d’un beau bébé blond. Il ne tenait rien du courtier qui était de peau sombre. B. de paille crut tout d’abord à l’histoire de l’embryon entêté, et pensa même que sa bien-aimée avait dû coucher avec quelque coopérant européen, chez qui elle avait dû être bonne autrefois. Mais quelques mois après, la ressemblance entre lui et le nouveau-né parut éclatante, et quand il apprit que toute fausse couche expulse irrémédiablement le fœtus qui devenait non viable, il n’eut plus aucun doute qu’il s’agissait de sa propre progéniture. Lorsque perle lui avoua à son tour la vérité, il éprouva une joie si immense qu’il l’étreignit fort, l’embrassa partout sur le visage puis, sombra tout de suite après dans une colère si violente qu’il la traita d’intrigante et de tous les qualificatifs obscènes qu’il connaissait, lui criant à la figure qu’il la détestait et qu’il ne voulait plus la voir.

Une vingtaine de jours après, perle pensa que la fureur de son ami était tombée, et qu’il était temps d’essayer de raviver sa passion. Le courtier vint un après midi lui reprocher sa longue absence et lui rapporter que perle en était profondément affligée. N’étant point idiot il avait dû certainement reconnaître l’origine du bébé, et au lieu d’en faire un drame, il le jetait dans les bras de sa femme. Sans chercher à comprendre le mobile de cette attitude et aiguillonné par le désir, le jeune homme ne se fit pas répéter l’invite. Il se rendit sans attendre chez elle.
Quand il la revit, il sentit qu’il l’avait dans la peau et oublia vite ses griefs. Elle portait une robe d’intérieur qui la moulait délicieusement et paraissait nue dessous ou peu s’en fallait, ce qui le fit frémir. Elle voulut se jeter à son cou mais il l’en empêcha jetant des regards partout alentour. Elle rit comprenant qu’il pensait à son mari. Mais ce dernier n’était pas revenu après la commission. Elle revint à la charge le ceinturant des bras et le couvrant de baisers :

« – Mon chéri, tu m’as beaucoup manqué ! Je m’alangui de toi ! Pourquoi tu te fais méchant ? Maintenant que je t’ai dans le sang ! Je te vois souvent dans mes rêves ! Une fois j’ai même crié ton nom au milieu de la nuit en voulant jeter loin de moi le drap, me lever et courir à ta rencontre. Mais ma main cognant sur le corps de mon époux me fit vite revenir sur terre.

– Et il n’a rien dit ? demanda B. de paille

-Il a sursauté d’abord affolé, puis m’a embrassée ensuite sur le front avant de me recouvrir et se remettre à ronfler. » ils se rendirent à la chambre où le bébé lâché parmi un tas de jouets éparpillés sur un vieux tapis rouge les fixa un moment de ses yeux clairs, joyeux et haletant, levant ses mains le plus haut qu’il pût, puis voyant que ni l’un ni l’autre des intrus qui le regardaient en riant ne daignait le prendre, il renonça les rabaissant d’un mouvement las avant de se mettre en quête de quelque joujou.

N’ayant plus le courage d’attendre, perle fit planer son vêtement avant qu’il ne chutât dans un coin, découvrant sa nudité superbe. B. de paille eut le temps d’admirer le dos excitant avant qu’elle ne se retournât et exposât dans la légère clarté de la chambre son ventre dévoré en partie par une toison oubliée. Il eut du coup violemment envie de ce corps blanc, souple et pulpeux. Elle le déshabilla en un tour de main, le fit brusquement virevolter pour qu’il s’affalât sur le lit, à plat dos, et avant qu’il ne réalisât ce qu’il lui arrivait, elle fut sur lui sans crier gare. Son désir s’épanouit alors sans autre besoin que l’empressement fougueux de sa partenaire…Ils se sentaient si proches, si identiques. Leurs ébats semblaient être une arène où se mesuraient leurs frénésies réciproques, au point de vouloir dépasser les frontières de l’humain, afin de sonder les limites de l’abime pervers que pouvait atteindre la bête. Calmés ils s’allongèrent côte à côte.

« – Mon chéri ! Tu es merveilleux !

– Cela ne t’a pas empêchée de me le préférer !

– Mais mon amour, ce sont les circonstances et la raison qui ont guidé mes actes ! Au vu de tes parents je ne suis pas un prix de vertu ! Et ta mère ne m’aurait jamais accepté enceinte comme je l’étais, n’étant point sûre que le fœtus était de toi ! Et puis je ne devais en aucun cas attendre d’accoucher pour m’en assurer avant de courir après le vrai père, sous peine d’être la risée des voisins et d’attirer sur moi la malédiction de l’entourage. Est-ce que cela t’aurait laissé indifférent au point de ne pas te désoler sur mon sort ?

– Tu parles ! Je descendrais aux enfers pout toi !

– Au lieu d’aller jusque là essaye au moins de me comprendre !

– Après ta plaidoirie c’est déjà fait.

– C’est vrai chéri ?

– Ai-je l’air de dire des bobards ? Mais parle-moi de ton mari. Il doit savoir…

– Je ne suis sûre de rien ! Il semble avoir gobé l’histoire de l’embryon et est tout heureux de s’accrocher au blondin pour me garder. Tu ne peux imaginer son affolement lorsque je l’ai menacé un jour de rompre avec lui.

– Si je comprends bien tu as combattu sur deux fronts et tu en es sortie victorieuse. Tu tiens à la fois l’époux et l’amant. Tu es terrible !

– Et toi cruel !

– Mais je reste fou de toi ! »

Il l’embrassa sur la joue. L’ardeur lui revenait. Il se nicha en elle et ils ne tardèrent guère à être foudroyés par un plaisir simultané et violent qui les colla l’un à l’autre pendant un bon bout de temps. Repus, ils se rhabillèrent encore jamais rassasiés.

« – A demain chéri ?

– Oui, à demain amour ! »
Elle le bécota partout sur le visage avant de refermer la porte derrière lui.

La cause était entendue. B. de paille se rendait compte que son cruel destin ne lui offrait que la troisième place dans cette famille hors repères, celle de l’illégitime, de laquelle il ne pouvait vivre qu’un amour en marge de la loi. Il ne pouvait plus rien changer à la situation. Perle avait si bien manœuvré et se régalait maintenant entre deux prétendants, au point de susciter l’envie dans le milieu des femmes. Elle était arrivée à les plier à sa volonté pour en faire deux amoureux dociles et assidus, l’un craignant d’être éjecté du triangle de volupté que formait le trio par un divorce qui lui mettrait en plus l’entretien du fils adultérin sur le dos, l’autre tenu solidement par les liens du sang. Il finit par se persuader que c’était lui le véritable époux. En légitimant son union avec Perle, le courtier avait usurpé sa place auprès de la femme qu’il aimait et qui lui avait donné un fils. Aussi eut-il le sentiment qu’il ne le trompait guère, et qu’au contraire il allait devoir le supporter comme rival. Mais peu lui importait. Il n’allait tout de même pas en vouloir à sa bien-aimée d’avoir assuré son entretien. Perle était magnifique. Les hommes se retournaient sur son passage la dévorant des yeux. Et s’ils ne craignaient les langues, les meilleurs d’entre eux aimeraient l’avoir dans leurs lits dussent-ils l’épouser en commun et dût-elle leur dicter sa loi pourvu qu’ils se partageassent ses faveurs. Loin de vouloir choquer le lecteur. Il n’y aurait guère mieux pour le témoigner que la scène de toute une queue d’hommes, faisant le tour de rôle devant la porte de la même fille de joie dans le « chemin des dames » du temps de la grande guerre, et qu’on traiterait tout simplement de « bordel ». B. de paille devait au contraire s’estimer heureux qu’elle l’aimât d’un amour désintéressé. La version de Perle au sujet du fœtus ressuscité n’avait peut être pas tellement convaincu son mari qui pourtant s’accrochait à elle. Il serait donc le dernier des imbéciles s’il renonçait à sa part de bonheur au sein de ce ménage à trois.

La mère rencontra un jour une ex-voisine au bain maure qui lui reprocha de ne pas l’avoir invitée aux noces de son fils, n’omettant pas de vanter la beauté du bébé. Prise de court, elle eut d’abord du mal à concevoir que B. de paille eût pu prendre femme sans son approbation, puis eut tout de suite après la présence d’esprit de différer le sujet, afin de se renseigner et préparer soit une disculpation plausible, soit un blâme pour la rapporteuse de fausses nouvelles en disant :

«- Passe me voir à la maison pour en discuter. »

Pour elle B.de paille était encore son enfant. Il n’avait besoin que d’elle et ces choses demeuraient lointaines pour lui. Il avait plutôt à se faire une situation au lieu de penser à un mariage précoce. Non ! Il ne pouvait s’agir de son fils et la compagne du bain le confondait certainement avec un autre. Pour en avoir le cœur net, la mère fit en revenant chez elle un détour par la rue des amours interdites, consulta une commère et découvrit le fin mot de l’histoire. Elle s’affola devant le danger que courait son fils. Le mari risquait à tout moment de s’indigner de sa conduite scandaleuse et le tuer ou le traîner devant les tribunaux. Quand à l’épouse, elle était certaine qu’elle n’usait pas seulement de ses charmes, mais recourait à quelque sortilège pour l’avoir retenu aussi longtemps dans ses filets, les belles femmes ne faisant pas défaut. Cela pourrait le perturber et sa future vie conjugale s’en ressentirait. Elle redoutait le verdict de certaines voyantes qui s’accordaient à ce que B. de paille aurait quatre lunes de miel mais aussi de graves incidents qui bouleverseraient sa vie. Notre jeune ami au contraire s’en réjouissait, pensant aux héros mythologiques qui avaient puisé leur célébrité aux sources troubles du mauvais sort qui leur collait aux basques. Et heureux comme Ulysse, s’apprêtait à braver le calvaire auguré, du moment qu’il allait tomber sur quatre épouses qui ne manqueraient guère de lui prodiguer de l’affection.

Quand elle eut B. de paille en face d’elle, la mère se rendit bien vite compte combien il devenait accompli. Elle n’avait plus affaire à l’adolescent qui trimait sans rien réclamer en retour. Il avait dépassé la vingtaine et acquis tout ce qu’il pouvait envier chez l’adulte sans qu’elle s’en doutât, la période militaire l’ayant empêchée quelque peu de suivre son éclosion virile. Elle chassa l’idée de le sermonner de peur de le froisser par quelque propos blessant, préférant se concerter avec lui.

« – Pourquoi dit-elle gaspiller ton ardeur avec l’épouse d’un autre alors que je pourrais te trouver une femme capable de la transformer en beaux garçons ?

– Tu ne la trouverais peut être pas à mon goût !?

– Qu’est ce que tu en sais ? Et puis celle qui l’est n’est pas à toi ! Si tu ne crains pas son mari pense au moins au courroux de Dieu ! Cette liaison est prohibée et le ciel nous garde de la malédiction qu’elle risque d’attirer sur nos têtes.

– ça va mère, répondit-il. Je ferai ce que tu veux.

Confus il se jeta au cou de sa mère implorant son pardon et lui promettant que jamais il n’agirait contre sa volonté.

La mère fit part de son projet à une de ses connaissances qui proposa quelques filles sans dots et sans revenus à l’exception de l’une d’entre elles qui était couturière. De son côté B. de paille avait croisé une beauté susceptible de lui faire oublier Perle. Mais étant timide et ne connaissant pas les mots utiles pour l’aborder, il eut recours à un intermédiaire pour la demander en mariage. La jeune fille y consentit sans condition. Après renseignement sur son compte la mère sut qu’elle avait perdu sa virginité dans une aventure douteuse. Il lui parut déshonorant qu’elle l’eût eu pour bru alors que son fils pensait qu’il n’avait point à s’en faire. Ceux qui avaient eu droit à plusieurs noces dans leur vie n’avaient jamais accordé la moindre importance à ce détail et parmi eux les ménages Bison ? Elle l’en dissuada quand même s’appuyant sur le fait que celle qui lui semblait à portée n’était certainement guère disposée à mener une vie pauvre à ses côtés, et qu’une fois l’union acquise, elle se précipiterait le plus vite possible dans les bras de quelque amant cossu.

Elle finit par le convaincre que la couturière étant de nobles mœurs faisait bien l’affaire, puis elle délégua celle qui lui en avait parlé auprès des parents une première fois pour tâter le terrain, et une seconde pour polir les surfaces encore rugueuses. Une préparation fiévreuse des noces s’en suivit. La mère subit sans broncher le poids des dépenses. Elle offrit en dehors d’une dot raisonnable, une garde robe selon l’usage à la jeune mariée, elle liquida même un lopin de terre au Cap, pour obtenir en contrepartie un veau à égorger, les honoraires de l’addoul et les frais de la petite fête qu’elle organisa en l’honneur de sa future bru. Quand B. de paille de guerre lasse essayait de l’éclairer, elle répondait à la manière de quelqu’un qui était sur le point d’enlever une affaire rentable et qui craignait un désengagement de dernière heure des partenaires.

« – Beaucoup de femmes seraient heureuses de m’avoir comme époux sans ces grosses dépenses. Le malheur c’est que j’en ai la conviction, alors que je n’ai guère l’art de les courtiser !

– Ton épouse saura bien nous dédommager avec son métier. Et puis ces femmes là te mèneraient par le bout du nez ! »

On eut recours au services d’un gendre et d’un voisin automobilistes pour constituer avec la fanfare un convoi nuptial. Le voisin ouvrait la marche, le gendre la fermait. Au milieu une clique réduite à un tambour et deux clairons, escortait une charrette tirée par un âne qui transportait ce que la mère avait offert avec quelques pièces d’argenterie, les unes achetées, les autres seulement empruntées, le tout exposé avec ostentation et décoré avec des pains de sucre et des bouteilles de limonade. Une petite foule de femmes maquillées et dans leurs plus belles parures, entourait la carriole applaudissant au rythme d’une vieille chanson campagnarde. La mère attendait chez elle assaillie par de mauvais pressentiments. La prédiction était devenue pour elle une épée de Damoclès qui risquait à tout moment de lui tomber sur la tête.

Ceux qui guidaient le cortège et en avaient la responsabilité, décidèrent d’éviter un croisement la plupart du temps embouteillé, et préférèrent couper à travers un terrain vague avant de rejoindre le boulevard. Le gendre dirigea une des roues sur un creux. La secousse qui s’en suivit chassa son pied du levier d’embrayage et le moteur calé se tut. Quelques hommes remirent la voiture sur la chaussée. Ils la poussèrent vitesse enclenchée. Elle se remit en marche mais le conducteur ne sut l’arrêter avant qu’elle n’entrât en collision avec un véhicule prioritaire. Touché au crâne, une ambulance vint le transporter à l’hôpital, et le cortège se retrouva dans le corridor des urgences. Quand la mère vit du haut de sa terrasse le charretier qui arrivait seul, elle s’affola et courut aux nouvelles. Renseignée, elle rejoignit les autres. Quelques instants plus tard on vint leur dire que le blessé était gravement touché. Les noces tournèrent au supplice. La mère consulta voyantes et cartomanciennes tout au long de la semaine qui avait suivi l’évènement, n’oubliant cependant pas de s’enquérir sur le sort des demandes d’emploi que B.de paille envoyait un peu partout. On lui répondait toujours que le rétablissement de son gendre et l’obtention du travail pour son fils, dépendaient du départ de la bru que la poisse ne lâchait jamais où qu’elle fût. N’avait-elle pas perdu sa mère en venant au monde ?

– Et celle qui nous l’a donnée en noces ?

– Loin de vous leurrer madame ! Ce n’est qu’une mère adoptive !

Le dilemme lui parut cruel au début, mais après une dizaine de jours, elle se rendit compte que la jeune couturière qui était venue sans appareil, ne valait pas la peine qu’on sacrifiât pour elle un homme et un emploi. Elle ne s’avérait d’ailleurs guère bonne femme de maison, et à part la couture qui lui avait permis de tenir chez les siens le cordon de la bourse, elle ignorait même les soins les plus élémentaires du ménage et refusait de les apprendre. Un addoul procéda au divorce. Quelques jours après le blessé, convalescent, quitta l’hôpital et le facteur livra pour B. de paille une lettre d’engagement pour un boulot mais dans une autre ville que la sienne. En fait d’amour et de volupté la première femme de l’augure n’avait laissé derrière elle que désolation et amertume. B. de paille avait du mal à concevoir l’échec qu’il venait d’essuyer et ressemblait à quelqu’un qui venait de quitter une table de jeu, dépouillé de tout ce qu’il possédait. Sa mère avait plutôt la mine d’un marchand escroqué. Elle en voulut à mort à l’intermédiaire qui avait dit beaucoup de bien sur la couturière et caché ses origines douteuses, au point de l’ignorer à jamais. Démoralisé, notre jeune ami rejoignit son travail avec des idées noires et de pénibles ressentiments. Il s’installa momentanément chez des proches, essayant d’oublier et de se faire un peu d’argent. De temps à autre le feu de l’amour réveillé au souvenir de son appétissante Perle reprenait flamme. N’y tenant plus, il fit un saut auprès d’elle, puis s’habitua à la revoir chaque week-end. Au bout de quelques mois, réalisant que son emploi ne lui offrait rien à part une bouffe incomplète et la navette hebdomadaire, il décida de le quitter pour retourner auprès de la femme qui l’adorait, et la mère qui le vénérait.

Ce retour allait déchainer une lutte sournoise et sans merci entre les deux dames. Elles s’affrontèrent sur le même terrain que chacune d’elles considérait comme favorable au succès de soustraire B. de paille aux griffes de l’autre ; celui de la sorcellerie. Dés que sa mère le voyait, elle lui donnait des infusions à boire et des talismans à porter dans la poche de droite ou celle de gauche, suivant les directives des chouaffates ou des fkihs[[Voyants]] qui les ont préparés, tandis que chez Perle, une dose de quelque recette maléfique, brûlait quotidiennement sur le feu d’un braséro en terre cuite et répandait dans toute la maison une fumée envoutante, alors qu’une gorgée d’eau de quelque marabout prétendue purifiante, finissait d’hypnotiser notre ami pour le livrer corps et âme aux caprices pervers de la chair chaude de son amie, n’en déplaise à sa mère.

« – Chérie ! Pourquoi en rajouter avec ces saloperies alors que seuls tes charmes me font succomber ?

– Je sais, mais si je ne contrecarre pas l’action des démons alliés aux apprentis sorciers qui travaillent pour ta mère mes charmes comme tu dis n’auraient plus aucun effet sur toi. »

Si naguère durant son enfance le despotisme de Bison boiteux qui jugeait et pensait pour lui l’écrasait et l’asservissait, lui enlevant toute réaction volontaire et responsable, aujourd’hui il adoptait volontiers cette attitude à la fois devant sa mère et sa maîtresse tout homme qu’il était devenu. A peine libéré du joug de l’homme, il fut enchaîné par celui des deux femmes. Parce qu’il n’avait pu imposer l’épouse de ses rêves à la première sous peine de la chagriner et perdre sa bénédiction, et qu’il n’avait voulu absolument pas contrarier la deuxième qui était sa joie inépuisable, en ne se contentant pas de la place qu’elle lui avait réservée dans une famille pas très conventionnelle, il se résigna à vivre cet état de sujétion dans lequel le tenaient les deux êtres qui le chérissaient, et sans qui sa vie n’aurait peut être pas eu de sens. En effet, peu de gens pouvaient se vanter d’être aimés comme sa maman l’aimait. Elle était son mobile de vie. Et beaucoup de rivaux enviaient sa place aux côtés de Perle, sa source de bonheur. Un jour le courtier les surprit en train de chahuter dans la cuisine. Perle qui portait une chemise de nuit transparente rouge qui trahissait impudiquement sa nudité, avait les cheveux défaits et des traces de baisers sur les joues, alors que B. de paille n’avait pu réajuster à temps sa chemise dérangée. Notre ami eut des frissons dans le dos sans toute fois perdre son sang froid, se préparant à toute éventualité. Mais à sa grande surprise le mari se contenta de déposer ses courses, saluer et sortir en fermant la porte derrière lui.

« – Je ne comprends pas !

– Qu’est ce que tu veux comprendre, chéri ?

– Ne me dis pas que c’est l’effet de tes recettes, car je n’y crois pas !

– Oh arrête ! dit-elle en le tenant par la nuque et l’embrassant longuement avec art. Il m’aime avec toi comme drogue ! »

Enflammé B. de paille n’eut qu’à la trousser pour la posséder debout. Elle n’eut pas beaucoup à attendre pour recevoir son hommage brûlant qui la bouleversa au point de pousser un soupir, avant de lâcher sa tête en arrière, exposant une gorge tendue et blanche, dans laquelle vint mordre une bouche de vampire, le temps que durèrent les spasmes de leur délivrance. Ce jour là B. de paille eut la conviction que Perle d’une part était sa maladie incurable et que de l’autre elle tenait son mari par quelque diabolique stratagème pour ne pas craindre son courroux.

Une période assez longue était venue à bout des mauvais souvenirs, aussi bien chez la mère que chez son fils qui avait déniché un autre emploi dans un bourg lointain. Ils se remirent en quête d’une autre préposée au mariage. La plupart des familles contactées appréhendant l’union avec un divorcé, ils tombèrent difficilement sur celle qui semblait leur convenir. La mère évita cette fois-ci d’y aller à fond dans les dépenses n’étant encore sûre de rien qui puisse plaire chez la bru, et reçut la jeune épouse chez elle sans tambour ni trompette. Cette dernière paraissait solide et ardente mais loin d’être belle, et B. de paille allait devoir passer avec elle ses week-ends au lieu de les vivre auprès de sa maîtresse. Le sevrage allait être dur mais il ne pensait pas balancer encore une fois son avenir pour une femme qui ne lui appartiendrait jamais. Mieux valait qu’il se fît une raison.

Une semaine après la cadette des sœurs tomba malade. Le diagnostic montrait une intoxication qui avait détérioré le foie. Le médecin qui s’en occupait, dans le souci de libérer son dimanche l’envoya dans une grande cité, sous prétexte que les hôpitaux y étaient mieux équipés. La pauvre fille n’arriva point au terme de trois jours qu’elle passât de vie à trépas. B. de paille s’évertua à la rendre à sa mère afin qu’elle l’inhumât près d’elle dans sa ville natale. Pour venir à bout des lentes démarches de l’administration dont dépendait le transfert ; il dut tromper la vigilance des plantons, faire irruption chez le gouverneur, et le supplier pour un feu vert libérateur. Les obsèques eurent lieu avec la tombée du jour, et quelques automobilistes usèrent de leurs phares pour faciliter l’enterrement dans la nuit. Et comme s’il voulait y mettre du sien, le ciel daigna lâcher ce soir là de fines gouttelettes comme s’il pleurait lui aussi la défunte. Beaucoup de gens qui savaient combien la mère adorait sa cadette, défilèrent devant elle, et de bonne foi lui présentèrent leurs condoléances, essayant de la consoler. D’autres prenaient l’évènement pour occasion de pleurer leur condition, leurs déboires ou leurs morts. Même les deux autres épouses de Bison boiteux crurent bon de venir s’acquitter d’une tâche pressante, essayant de ne rien laisser paraître que ce que nécessitait les convenances. Un fréquent moucher et des larmes hypocrites avaient aidé à rougir leurs visages, mais le jeu des yeux montrait qu’elles n’étaient là que dans le but de satisfaire leur curiosité, enregistrer l’insolite, ou de subtiliser quelque chose ayant servi aux funérailles et susceptible d’être utile à leur sorcellerie bon marché. La mère quoiqu’affligée maintenait son chagrin et recevait solennellement les témoignages compatissants. L’abattement paraissait encore plus grand chez B. de paille toujours sonné par la mission qu’il venait d’accomplir, et les grandes douleurs étant muettes lui aussi semblait vouloir différer sa peine.

Une période noire avait succédé à ce deuil qui avait brisé la mère comme rien ne l’avait fait encore. Elle se brouilla avec la bru et ses parents qui avaient boycotté les obsèques parce qu’ils désapprouvaient la résidence de leur fille chez sa belle mère et n’eut point de difficultés à convaincre son fils de répudier une seconde fois. B. de paille était excédé. Selon lui, la stratégie du mariage archaïque adoptée par sa mère, basée sur de faux calculs leur demandait d’un côté un investissement d’énergie et de moyens au dessus de leur compétence, alors qu’elle réduisait de l’autre leurs chances de réussite et rendait les résultats aléatoires avant qu’elle ne l’eût mise à exécution.

L’adultère reprit de plus belle entre la ravissante Perle et son amant, tandis que la lutte entre la mère et la maîtresse s’intensifiait à son tour. Quand une lueur de conscience effleurait B. de paille, elle lui décrivait l’épouse du courtier comme une fille de Satan qui le débauchait avec son amour destructeur, que ses facultés n’arrivaient plus à maîtriser et qui l’enfonçait inexorablement dans une dévotion avilissante de la chair. La mère jubilait alors pensant avoir acquis un avantage et clamait partout l’efficacité de ses talismans. Et lorsqu’au grand malheur de sa mère le charme de Perle l’envoutait de nouveau, il réalisait que sa vie n’avait été qu’une suite accablante de déceptions, et qu’il n’y avait aucun autre moyen de les oublier que l’affection réparatrice et l’amour enchanteur que lui prodiguait son amie. Ce n’est que quelques années plus tard qu’il ressentit avec angoisse la fuite du temps qui emportait l’espoir d’engendrer jeune. Il venait de dépasser la trentaine et n’avait pu encore fonder le foyer après lequel il courait.

Pour éviter un nouvel échec B. de paille s’isola avec sa troisième épouse dans un appartement de location. Dieu seul savait combien cela lui coûtait de vivre avec une autre loin de sa mère, et quelle peine il avait à vouloir fermer derrière lui la porte de la joie insondable et inépuisable que Perle, sûre qu’il ne réussirait jamais à lui trouver une remplaçante, capable de lui faire oublier le couple fabuleux qu’ils formaient, entrouvrait toujours dans l’espoir de le récupérer encore. La mère qui entre temps s’était rendue compte qu’elle avait tenu trop longtemps son fils en bride, s’était décidée enfin à la lui laisser sur le cou évitant toute immixtion dans sa vie conjugale pourvu que cela l’aidât à s’y impliquer. Mais il est de ces coups que le ciel vous envoie au moment où vous vous y attendez le moins.

B. de paille allait passer une année dans la continence de sa passion pour Perle, ne s’occupant que de ce qui intéressait de loin ou de près son petit foyer, sans pour autant qu’un jour il eût le plaisir de savoir qu’il attendait un bébé. Des tests médicaux confirmèrent la stérilité de sa femme et le divorce vint encore une fois, sinon pour arranger les choses du moins pour remettre B. de paille à la case de départ, et le jeter dans une consternation telle, qu’il prit l’habitude d’aller pleurer longtemps la nuit au bord de l’océan. Lasse de l’attendre, Perle était venue plusieurs fois le voir, manière de lui rappeler qu’à défaut de compagne, il pouvait encore et toujours compter sur elle. Leur effluve irrésistible les grisait à chaque fois qu’ils se rencontraient au point qu’ils retrouvassent le souffle de leur passion illicite. Mais visiblement écartelé entre son amour pour elle et sa tendresse pour sa mère, il avait repoussé toutes ses avances avec mille excuses.

« – Ecoute chère amie, lui avait-il dit un jour. De même que naguère je t’ai aimée de toute mon âme, de même aujourd’hui je ne vis que par ton souvenir. Mais je veux me battre contre une destinée injuste. Je veux mon foyer à moi ! Une femme à moi ! Et à moi tout seul ! Durant une décennie je me suis obstiné tant que j’ai pu à n’écouter que la voix de mon cœur, mais je dus bien me rendre à l’évidence ; notre position étant aussi indigne de nous trois, continuer à la vivre serait de la déraison pure.

– Tu parles ! De quelle indignation veux-tu qu’il s’agisse ?

– Notre liaison n’était-elle pas le seul point noir dans le ménage ?

– je dois bien avouer qu’il y en avait un autre.

B. de paille sentait que pour le récupérer Perle était prête à vendre la mèche. Il voulut marchander pour connaître enfin l’énigme par laquelle le courtier loin de condamner leurs relations adultères, les tolérait au contraire et les voyait comme seul et meilleur garant de la survie de son foyer. Mais il eut peur de la froisser, et les convenances voulant que les choses promises doivent être dues, il se ravisa craignant que Perle n’arrivât à lui arracher la promesse de renouer avec elle. Et pour l’oublier à jamais, il prit son courage à deux mains afin de trouver la dernière épouse du carré de dames dont parlait la prédiction. Sa réputation de mauvais mari « qui répudiait pour un oui, ou pour un non » le défavorisant auprès des familles dignes, il tenta en vain sa chance du côté des divorcées, des esseulées, s’engagea dans la prostitution et l’inconduite et douta même de l’existence de Dieu. Quand il jetait son dévolu sur celle qui semblait faire son affaire il se heurtait à un refus catégorique, la môme en question étant trop belle –selon elle- pour se contenter de ce que pourrait lui offrir un ménage ordinaire ou trop libertine et désinvolte pour vouloir se conformer aux lois d’un foyer contraignant.

Sa sœur lui manquait terriblement. Une lombalgie aigue vint à son tour compliquer une existence déjà invivable et le contraindre à renouer avec une navette harassante entre sa ville natale et les gros centres urbains où pratiquaient les traumatologues. Lors d’un de ces voyages alors que l’autocar dévorait les kilomètres dans l’obscurité de l’aube, il entendit la radio du tableau de bord diffuser une lecture de Coran. Quelques versets de la Sourate «Anoure » accrochèrent son attention et le tinrent concentré le temps de leur audition. Ils parlaient des océans d’une manière conforme à celle que les savants avaient affirmée, et décrivaient les différentes couches d’eau, l’écrasante pesanteur qui envoie par le fond tout ce qui ose dépasser la profondeur fatidique aux environs des mille mètres, le noir absolu, les abysses et les poissons de la nuit. Cette description l’émut au point qu’il chassât le doute qui l’avait poussé à renier Dieu. Le prophète Med n’ayant jamais effectué de plongée sous marine au risque d’y laisser sa peau, ces paroles ne pouvaient être que celles de l’Eternel qui dépeignait son œuvre quatorze siècles avant. Un autre soir alors qu’il suivait sur le petit écran un film traitant de la prostitution, un mufti avait lu solennellement au cours de la séquence lui étant réservée que « celui qui ose toucher à l’interdit ne goutte jamais à l’admis ». Et que « tout fauteur ne peut épouser qu’une prostituée et vis versa ». Il y vit une condamnation claire et nette de l’adultère et se mit à se désoler avec une colère impuissante sur ce qu’avait été sa vie, sur le despotisme déguisé de sa mère qui l’avait désorienté de ses mobiles, sur ses égarements avec Perle que rien ne freinait, sur leur dévotion à la chair et à leurs instincts pêcheurs. Il maudissait sa triste destinée, s’indignait contre Dieu. Ce Dieu qui l’avait protégé et guidé ses pas quand il était tout simplement l’orphelin opprimé, avait rompu avec lui, éteignant sa lumière pour l’égarer sur les sentiers de Satan lorsqu’il avait fauté. C’était cette rupture qui était la source de ses malheurs sans nul doute. Mais en fin de compte pourquoi en vouloir au Seigneur se demandait-il. N’avait-il pas lui-même oublié grand-père à jamais lorsque ce dernier avait pêché en le chassant du champ de maïs ? [[Voir épisode : « Racines »]]. Cependant si la perte de l’aïeul au temps de l’enfance lui paraissait aussi importante que cinq cts, il préférait être réduit à néant que d’être maudit par l’Eternel. Il se retrancha faute de mieux derrière l’affection et les soins de sa mère avec l’espoir de guérir un jour et à la condition qu’elle oubliât ses décoctions et talismans qu’elle disait susceptible de lui rendre son aplomb et conjurer le mauvais sort. La pauvre femme veilla cependant à ce qu’il ne manquât jamais de rien. Volontaire, elle se soumettait à ses caprices, supportait ses ronchonnements, comprenait ses désobligeances, pardonnait ses méchancetés et calmait ses irritations. Elle quittait souvent sa couche dans la nuit, toussotant et monologuant, et dans de longues prières implorait la clémence de Dieu dans son châtiment, et plusieurs fois, la mère et le fils, pliés sous le poids de la souffrance et effleurés par une même pensée pour la défunte, s’étreignaient et pleuraient âprement, lui se désolant de n’avoir guère pu lui apporter que des déceptions, et elle déclarant que sa vie n’aurait plus d’importance que dans la mesure où elle lui serait utile, pourvu que cela le dédommageât des torts qu’elle lui avait fait.

« – C’est ma faute fiston ! Je m’en veux atrocement de t’avoir accaparé, de m’être impliquée la plupart du temps dans ta vie. Oh mon garçon ! Que n’as-tu enduré sous le toit de mon époux !? Si je t’avais laissé choisir ta femme jamais tu n’aurais subi la loi de prostituées. Oh mon enfant qui avez accompli pour nous ce que n’ont pu faire certains hommes pour leurs foyers ! Oh mon héros ! Je n’oublie point les fois où je t’accueillais dans mes bras lors d’un retour de campagne, encombré de bonnes choses à manger, tel un mari qui rentre chez lui en fin de journée au grand bonheur des siens. Oh mon homme, lumière de nos jours sans soleil ! Comment expierais-je mon erreur d’avoir refusé une seconde chance à la jeune fille qui avait perdu sa virginité par accident et qui paraissait disposée à payer sa faute dans ton adoration. Elle au moins était forte de ses origines. J’aurais pu la sauver et ressembler un peu à Dieu dans sa clémence. Mais je n’avais été qu’une misérable égoïste, porteuse des derniers signes du despotisme gratuit et arbitraire de mes aïeuls, que le milieu démuni et opprimé dans lequel j’ai vécu n’était point parvenu à guérir. Me pardonnerais-tu mon enfant le mal que je t’ai fait ?… »

L’euphorie de ressembler aux héros antiques qu’il avait ressentie avant son premier mariage avait tourné avec les deux autres à l’angoisse. Ulysse après vingt ans d’égarement sur les océans en était sorti glorifié et avait enfin retrouvé sa Pénélope et son Télémaque, tandis que le calvaire qu’il venait de traverser l’avait diminué, humilié et avili sans pour autant lui octroyer le moindre contentement. Trois ménages n’avaient guère tenu le temps qu’un anniversaire fût revenu. Les espérances de sa jeunesse s’étaient envolées et la confiance qui maîtrisait ses premiers pas dans la vie s’était changée en un doute annihilant. Il se rappelait les éloges que les camarades accordaient à ses moindres démarches, les collègues qu’il avait traités avec superbe et qui étaient parvenus à le semer sur la piste du succès, ses pères qui étaient féconds comme des lapins.

Son mal au dos s’aggravait à mesure que les crises de nerfs se répétaient, au point que ses membres inférieurs ne pussent plus le porter sûrement, et les douleurs étaient si lancinantes qu’elles anéantissent son ardeur et le contraignissent à s’aliter souvent. Que fallait-il qu’il endurât encore pour payer ses fautes se demandait-il. Dieu étant juste dans son châtiment, il comprenait mal qu’il expiât durant le reste de sa vie, ce qu’il avait commis comme pêchés le temps que durât sa liaison avec Perle. Il était terrorisé à l’idée que ses souffrances fussent vaines et n’arrivassent jamais à racheter son inconduite. Mais au plus profond de ses tourments, il ne manquait pas d’évoquer avec nostalgie les troubles d’envie que la femme du courtier éveillait naguère en lui, et l’apaisement qu’elle lui rendait lorsqu’ils se servaient de leurs corps sur toutes les coutures. Il dirigeait alors ses yeux ruisselants vers le ciel et dans une prière silencieuse, implorait le pardon et la conclusion de l’augure, principal mobile qui l’accrochait encore à la vie.

Terrassé par le mal, il eut recours comme souvent pour s’en sortir à son étonnante force de caractère et à ses inaltérables ressources physiques et morales. Détectant et évitant presque tous les mouvements néfastes à sa colonne vertébrale, il apprit à vivre en bons termes avec elle. Il se rendit alors compte que sa lombalgie s’estompait au fil des mois et qu’il rentrait peu à peu en convalescence. Ses membres reprenaient leur fonction normale et il ne ressentait plus que des soupçons de douleurs au niveau de l’échine. L’espoir lui revenait. De toutes ses aventures passées il en était sorti indemne. Il ne voyait pas pourquoi il devait se brûler les ailes au cours de celle-ci. Dieu le protégeait toujours malgré l’égarement vécu.

Quelques promenades au parc Spiney le réconcilièrent avec la vie. Ce paradis en miniature où étant encore lycéen, il aimait venir s’imprégner de merveilles enchanteresses. Ce havre de paix où les Thibaudet, les Barres, Mr Philippe son maître d’école et autres venaient jouer à la pétanque ou au tennis, et où il avait côtoyé une mosaïque d’étudiants et parmi eux le valeureux Abbadi surnommé « Karouchan » [[Dromadaire du désert]] pour son endurance et sa prédisposition permanente. Qui lui avaient appris dés son jeune âge à respecter sa parole, qui lui avaient enseigné la fierté, la fraternité et la droiture. Cet éden où il aimait surprendre quelque couple allongé entre deux parterres fleuris, goûtant aux délices d’un amour illicite. Ce fief d’oiseaux de toutes sortes où les paons tels des gardes, en rajoutaient avec leurs rondes alentour, semblant vouloir sauvegarder la paix sublime qui y régnait, et où il collectait le mot gentil des uns, la parole affectueuse des autres. Droiture de camarades, amours de tourtereaux ; c’est ce que lui avait légué comme trophée de fin d’études cette université naturelle qu’était le parc. Mais que n’avait il marché droit durant son enfance sans pour autant qu’il arrivât à secouer l’oppression accablante, et que n’avait-il enduré en tant qu’adulte pour avoir voulu gouter à l’amour.

Sous un soleil timide d’un jour de printemps, alors que B. de paille s’appuyait sur le rebord du grand bassin aquatique aujourd’hui vide, se rappelant les fois où jadis il s’était amusé au dépend de ses innombrables petits poissons multicolores, leur jetant des miettes à droite et à gauche les obligeant à accomplir des assauts dans tous les azimuts, deux ravissantes créatures vinrent s’asseoir sur un banc non loin de là, devisant et riant d’un rire éclatant et incomparable. Deux brunes qui ne se ressemblaient pas du tout mais qui étaient toutes de blanc vêtues. L’une d’entre elles paraissait plus âgée et sa physionomie trahissait une vive intelligence. Elle avait les yeux en amande et couleur d’or. Sa crinière lui couvrait les épaules.

Deux véritables colombes au milieu de cet environnement fleuri. Dans un monologue discret il se mit à reprocher à Dieu de ne pas vouloir se décider encore à lui offrir une merveilleuse compagne, si sauvage, si pure et si saine comme devait l’être ce beau brin de fille aux yeux ensorceleurs. Puis il se dit qu’il était idiot. Dieu ne descendrait jamais sur terre lui jeter dans les bras celle qu’il désirait. C’était à lui de surveiller les occasions qu’il lui créait pour ne point les louper. Et comme s’il s’agissait d’un message qu’il recevait, il se mit aux aguets. Un bon bout de temps s’écoula que rien d’insolite ne vînt faciliter la tâche. Le duo se leva enfin et prit la direction de la sortie. Notre ami les imita avec le peu d’espoir qu’il lui restait, mais déjà un prélude de rage l’ulcérait. Il marchait à quelques pas derrière elles, maudissant sa timidité et se voulant à mort, lorsque venant de nulle part, un berger allemand, dans une course rapide, se mit à dévorer le tronçon d’allée qui les séparait encore de lui. Dans un élan instinctif, il s’interposa le cœur battant à tout rompre entre la bête et les filles, adoptant une parade de lutteur s’apprêtant à une dangereuse empoignade. Les deux amies vinrent se blottir derrière lui s’agrippant à sa veste blême d’épouvante. L’attaque du chien devint imminente. Ses deux pattes postérieures se levaient déjà haut et devant, amorçant un dernier bon susceptible d’atteindre les proies en présence. Et, lorsque toute sa masse volait dans les airs cherchant son point d’impact, un appel énergique et inattendu fit pointer gueule et pattes de l’animal vers le sol, l’obligeant à un atterrissage forcé, enclenché dans une volte face pour entamer docilement un retour vers son maître, vers le portail du parc. Alors que les filles se rassirent sur le bord d’un parterre, recherchant un retour au calme salutaire, B. de paille s’occupa à sermonner le propriétaire du berger, blâmant son culot de lâcher une bête si féroce sur les gens. A la fin de l’altercation la belle aux yeux d’or vint déposer une bise en guise de remerciement sur la joue du seul gars ayant eu l’audace de les protéger alors que d’autres s’étaient écartés préférant le salut à la bravoure. Notre héros eut l’impression que le ciel lui venant en aide daignait enfin mettre sur sa route l’oiseau rare recherché.

Lui tenant les mains il dit :

« – Je l’ai fait pour tes yeux ! Jamais je n’aurais permis qu’ils soient blessés !

– Ils te plaisent tant mes yeux ?

– Oui ! Je voudrais vous revoir.

– Hé bien je reviendrai demain à la même heure et au même endroit si tel est ton souhait. O.K. champion ?

– O.K. !

– Au revoir alors ! Dit-elle, retirant ses mains blanches des siennes. »

Elle revint seule le lendemain malgré un temps quelque peu maussade. Puis les rencontres se succédèrent pour affermir leur rapprochement. Elle s’appelait Ambre, appréciait les chikhates et aimait danser du ventre au rythme de leurs chansons. Elle usa de ses charmes pour entrainer notre ami dans des visites aussi bien harassantes que couteuses aux cabarets et aux boites à orchestres. Il se disait qu’une fois mariés il saurait bien changer ses habitudes. Malheureusement et malgré la bénédiction de l’addoul, leur alliance ne fut en fait qu’une union libre. Ambre disparaissait souvent dilapidait plus d’argent que n’en gagnait mensuellement son époux, passait plus de temps chez une mère adoptive de mauvaises mœurs, ignorant les moindres bons usages utiles à la survie du foyer. Au fil des mois Ambre contracta la manie de lui balancer en plein visage pour un oui ou pour un non tout ce qui était maniable et à portée de main. Son mari y vit les prémices d’une probable grossesse et décida tout heureux de la supporter. Mais au cours d’une scène douloureuse elle demanda le divorce, prétendit en assumer les retombées mais manigança souvent dans le but de plumer son ex-époux à mesure que le ventre grossissait.

Une magnifique première-née vint à propos renouer les liens du couple dans une union non bénie cette fois-ci. Et plus B. de paille s’y accrochait voulant la renforcer, plus Ambre s’ingéniait à la faire exploser. Hanté par l’augure du carré de femmes et terrorisé à l’idée de ne plus pouvoir tomber sur une cinquième compagne, il effectua un pèlerinage à la Mecque. Dans l’espoir d’obtenir sa grâce il promit au Seigneur de ne plus pêcher tant qu’il vécût et de s’accommoder à la vie que lui réserverait la belle aux yeux d’or.

Aucun changement ne vint cependant lui adoucir son quotidien. Sûre qu’il s’attachait aussi bien à sa fille qu’à son vœu de probité, et certaine qu’aucune femme ne voudrait plus l’épouser, Ambre n’eut plus aucun compte à rendre à propos de ses inconduites, se ferma de plus en plus et devint si lointaine, au point qu’il se sentit comme quelqu’un qui devrait formuler une demande auprès de la ligue des droits de l’homme pour l’obtention du moindre droit conjugal.

Par ce coup d’état à l’autorité maritale et aux lois universelles du mariage, elle devenait une sorte de maîtresse tyrannique et écrasait son époux. Que de fois s’était-il flatté que son union avec elle lui ferait oublier toutes les peines vécues. Combien de fois il s’était imaginé auprès d’elle, l’aimant, l’adorant, la possédant encore et encore jusqu’à satiété. Et voilà qu’il faisait maintenant figure d’amant embarrassant, attendant les éventuelles faveurs que daignait lui accorder une maîtresse qui ne le considérait plus. Tout son malheur venait du fait qu’il l’aimât de tout son cœur et qu’elle ne le chérît pas en retour. Sans doute qu’elle faisait partie de celles qui étalaient plus qu’elles n’en donnaient, et que sa négligence exagérée était de sa part une sorte de vengeance du fait qu’elle fut engendrée par des pêcheurs inconnus et abjurée par tout prétendant au mariage sauf cet amateur de divorce invétéré, refusé partout ailleurs. Mais lui ? Ne l’avait-il pas réhabilitée aux yeux d’autrui, l’arrachant au statut des sans familles ? Ne lui avait-il pas offert le plus beau cadeau de sa vie en l’haussant au rang des mariées, alors qu’elle pataugeait dans la tourbière des femmes de joies ? Il ne comprenait pas la raison ni la cause de cette guerre qu’elle lui livrait, ni encore ce qu’il lui avait fait de mal pour qu’elle le traumatisât ou l’humiliât de la sorte, le dédaignât et le poussât à adopter une attitude funeste de renoncement et de honte. Autant son absence le jetait-elle dans des accès de rage au point qu’il proférât toutes les imprécations qu’il trouvait, autant sa présence le rendait-elle doux comme un agneau, servile et consentant. Il pensa au pauvre courtier qui avait dû souvent ressentir ce qu’il éprouvait à présent, lorsqu’ encore jeune il lui avait subtilisé le cœur de Perle. Dieu disait donc vrai. D’après lui « tous ceux qui osent porter l’adultère dans un quelconque foyer peuvent s’attendre à être largement payés en retour ».

Quand un sursaut d’honneur le portait à vouloir établir une nouvelle liaison en vue d’un nouveau mariage, il se heurtait à ces coups du sort tellement cruels qu’il renonçait avant même de l’avoir entamée. Inculpations à faux, accidents répétés et harcèlements de maladies incurables le diminuèrent comme ne l’avaient encore jamais fait ses aventures précédentes. Tout ce que notre ami avait gagné naguère sur la vieillesse le rendait maintenant en quelques mois. Il dormait d’un sommeil perturbé, mangeait peu et n’importe quoi. Il ne sut pourquoi il tapa un jour à la porte de Perle. Une voisine lui dit que plus personne n’habitait là ; le courtier purgeant une peine de prison pour ses penchants sexuels dépravés, et Perle ayant déménagé pour une destination inconnue. C’était donc ça l’énigme pensa-t-il tout haut.

Cette nuit là il pleura de pitié sur lui-même jusqu’au petit matin sans que cela ne soulageât pour autant son chagrin. L’aurore le surprit plongé dans de tristes pensées s’indignant contre le hasard qui ne lui avait pas collé son ex- maîtresse sans courtier, ignorant la rancœur qu’avait entretenue cette dernière à l’égard de ce même hasard qui lui avait mis dans les bras un amant si attachant mais avec une mère si despote, inspirant la peur au point de lui préférer le courtier comme conjoint. Ce qui se passait était-il œuvre de démon ou châtiment de Dieu ? Se demandait-il.

Pris entre le marteau d’Ambre et l’enclume du destin, il vint acculé, lui reconnaître à genoux le droit d’adultère, pourvu qu’elle ne le chassât point un jour, au risque de perturber l’éducation de leur fille ou l’exposer à une tutelle néfaste d’un autre au grand plaisir de la belle-mère.

B. de paille aménagea un douillet petit appartement au sein de la vieille maison paternelle, malgré l’opposition acharnée d’autres héritiers devant lesquels il eut gain de cause. Puis se heurtant au refus de sa femme de venir y habiter, il releva le défi d’acquérir une villa dans un riche quartier. Il y mit une quinzaine d’années avant de gagner son combat. Au cours de son effort Ambre l’obligea à construire trois niveau à la fois, et elle ne venait le voir que pour condamner des portes, des fenêtres pour en ouvrir d’autres, abattre quelque mur pour le remplacer par une colonne, une voûte suivant ses lubies. A la voir distribuer des ordres aux maçons, on aurait pensé qu’elle investissait son propre argent. Dans le souci d’épater ses amies elle voulut carreler le trottoir d’enceinte avant ce qui restait comme finition ou revêtement de murs. Le propriétaire de la niveleuse ignorant l’état des choses fit éclater la tuyauterie d’eau de la régie, inonda la chaussée, paniqua et prit la poudre d’escampette. Le dédommagement des dégâts fut énorme et notre ami supporta seul les retombées du malheureux incident. D’ailleurs toutes les fois qu’elle fautait, Ambre s’esquivait devant les conséquences et coupait les ponts. Comme elle entretenait avec sa vieille beaucoup de locataires passagers les ravitaillant en tout, elle n’avait qu’à choisir avec qui débaucher, fuguer, le loyer faisant office de façade protectrice. Des faveurs comptées sur le bout des doigts, glanées auprès d’elle au cours de deux décennies par son mari, un enfant puis une seconde fille vinrent au monde. Le premier fut le bienvenu pour Ambre du fait qu’il représentait pour elle un appui des vieux jours et une carte maîtresse dans le moindre héritage. B. de paille avait maintenant huit frères et sœurs et cet engendrement les déshéritait selon les lois coraniques. La deuxième supporta en tant que fœtus de plus de trois mois de vains et vilains assauts visant à forcer la fausse couche avant d’être déférée au tribunal des médecins, forts de réussir là où la charlatanerie de Tabarin avait échoué. Le consentement du partenaire étant une condition incontournable, B. de paille fut sollicité. Ce dernier refusa toute solution proscrite sauvant une procréation qui allait plus tard s’avèrer sienne et contribuer à légitimer une nouvelle fois une union instable. Cette générosité unique en son genre au sein d’un entourage conservateur ne toucha nullement Ambre pour susciter son affection ou quelque sentiment de reconnaissance envers son mari. Les séparations s’allongeaient au contraire et se multipliaient dangereusement au fil des ans.

Comme l’ainée étudiait en médecine dans une ville lointaine et que les cadets ne lâchaient jamais leur mère, B. de paille subit une solitude pénitentiaire si sévère qu’il décida de se débarrasser de l’infidèle une fois que l’étudiante fût devenue stagiaire et vogue la galère !

Les démarches du divorce trainèrent plus d’un an. B. de paille voulut offrir trois ou quatre fois plus que ce qu’octroyait le tribunal comme droits à l’épouse. Mais se heurtant à la rapacité de cette dernière il abandonna le compromis pour s’en remettre aux lois de la moudouana.

Le divorce prononcé, le cadet rompit toute relation avec son père tandis que l’ainée et la benjamine continuaient à venir le voir de temps à autre. Cependant, les sentant si renfermées et si lointaines B. de paille se persuadait que comme leur frère, elles s’étaient rangées du côté de leur mère, et qu’à leurs yeux il n’avait été qu’une sorte d’amant pour elle et non leur père.

N’étant plus sous la férule de l’infidèle il n’eut rien de plus pressé que de se chercher une nouvelle compagne quitte à s’attirer les foudres de la triste prophétie. Il chevauchait sa cinquante septième année, pensait avoir encore assez de vigueur, mais à vrai dire il n’avait plus que sa fière allure. Femmes et filles pullulaient mais la plupart de celles contactées demandaient quelque legs. Sur le point de renoncer il fit la rencontre de l’une de ses ex-élèves, quadragénaire, brune et ardente, rodée par les aléas. Ils s’agrippèrent l’un et l’autre à l’épave qu’ils étaient devenus, et à la guerre comme à la guerre un mariage s’en suivit. « Chen correspondit bien à Tabaka » diraient les arabes, tandis que l’avis du Seigneur serait tout autre « tout pêcheur n’épouse qu’une pécheresse et toute pécheresse n’épouse qu’un pêcheur ».

Le couple ainsi formé entama son petit bonhomme de chemin dans l’appréhension que quelque malheur divin ou démoniaque ne vînt troubler son harmonie. « qui en sabe » diraient les mexicains. Les oracles n’avaient pas menti à propos de vie perturbée ; B. de paille était passé à côté de celle qu’il aurait voulue. Mais ils avaient raté le nombre d’épouses qui allaient la jalonner. Et si le miel de ses lunes avait tourné au fiel, la réconciliation avec le Seigneur et le sentiment qu’il était en train de purger sa peine lui prodiguèrent cependant une volupté tranquille de l’âme, une sérénité d’esprit et une paix intérieure perdue depuis longtemps.

A suivre…