C’est au Maroc profond des plaines atlantiques que Fatna Gbouri a vu le jour en 1924.
Plus précisément dans la localité de Tnin El-Gharbia aux frontières des Abda et Doukkala. Paysanne, elle a longtemps moissonné pour subvenir aux besoins de sa progéniture avant d’aller travailler comme tisseuse à khouribga puis à Safi où elle allait côtoyer quotidiennement la colline des potiers mais aussi la place des conteurs à Sidi Boudhab, le marabout de l’or.
Aujourd’hui, elle reconnaît trois sources d’inspiration à son travail : le tissage, le tatouage et le dessin au henné. «Pour travailler le tapis, j’achetais les couleurs naturelles au colporteur : le jaune, le vert, le rouge, le bleu. Le médaillon central, je le tissais en blanc. Dans mes tapis, je reproduisais aussi des images familières : la théière, la bouilloire, le brasero ainsi que des fleurs. Le dessin au henné, je le reproduis sur des peaux de mouton. Je m’inspire aussi des tatouages de Zayan, car nous avons vécu là-bas un certain temps lorsque j’étais tout petite. Mon père, tailleur de son état à confectionner les caftons, était quelque peu nomade, de sorte que nous avions vécu successivement chez les Doukkala, les Zayan, à khouribga, et enfin à Safi.»
Une errance qui lui a permis de beaucoup apprendre sur les expressions visuelles traditionnelles de ces différentes régions. N’ayant plus la force de travailler au tissage, elle s’est mise à peindre des poteries qu’elle va vendre «aux marchands de tableaux » comme elle dit si joliment, pour signifier que ces marchands n’étaient pas des fins connaisseurs et qu’ils dévalorisaient ses œuvres en la destinant aux simples touristes de passage à Safi.
Mais cette expression des signes et des symboles associés à des images anthropomorphiques et floraux, fortement codifiée par des traditions millénaires, ne lui permet pas de se démarquer encore de la masse des tisseuses et des potières traditionnelles en tant qu’artiste. Il a fallu attendre l’âge de soixante ans pour qu’en 1984 son talent soit enfin révélé et reconnu en tant que tel. Une rencontre fut déterminante : «Cette année-là, j’ai peint une tisseuse en train de carder la laine sur un plat de plâtre. Dés le premier coup d’œil Boujamaoui reconnu immédiatement ce travail comme étant une œuvre d’art à part entière et le présenta en tant que tel à une exposition collective organisée alors par une association culturelle de Safi.»
Dès lors, la paysanne anonyme de jadis sort de l’ombre et porte un nom célébré dans les expositions et les galeries. Une artiste est née. Ainsi, ce que le tissage traditionnel inhiba en elle explosa dans un foisonnement d’images et de couleurs éclatantes, libérant son énergie créatrice. Lla peinture a « dénoué » en quelque sorte sa créativité entravée jusque-là par le tissage. Elle passa ainsi de l’artisanat à l’art. Et ce passage fut ressenti par elle comme une libération d’énergies contenues jusque-là : «J’ai ressenti comme un soulagement et une grande satisfaction à chaque fois que je termine un tableau. Je me suis mise à peindre de mémoire ce que j’ai vécu par le passé : une «chikha» en train de chanter, le moussem de Moulay Abdellah Amghar d’El Jadida que j’avais visité il y a fort longtemps avec ses escouades de cavaliers, celui des Aïssaoua, ainsi que la femme de Sidi Rahal, que j’avais vu boire de l’eau bouillante en état de transe.»
Et ce sont toujours ses souvenirs d’enfance qui lui reviennent chaque fois qu’elle se met à peindre.
Elle peint ainsi «Taghounja», cette femme qu’on habillait jadis comme une poupée et qu’on promenait à travers les champs, en période de sécheresse pour implorer la pluie :
Taghounja, Taghounja comme l’espérance !
Ô mon Dieu donne nous de la pluie !
L’épi est altéré, donnez-lui à boire ô Maître !
Les récoltes sont altérées, arrosez, ô Vous qui les avez créées !
Elle se souvient encore de ce qu’on chantait dans son lointain village de Tnine El-Gharbia en période de sécheresse:
Ô mère de l’espérance !
Demande à ton Maître de nous accorder de la pluie !
C’est en souvenir de ces antiques rites rogatoires qu’elle a peint «Taghounja», cette grande cuiller en bois de noyer qui sert à puiser de l’eau et qu’on habillait en poupée, avec « la vache noire », qu’on promenait également pour implorer la pluie, en chantant:
La vache a demandé la pluie
Demande à ton Maître de nous accorder la pluie
Ô vache ! Pisse ! Pisse !
Accorde nous des épis….
De tout ce monde disparu, Gbouri se souvient et le reproduit de mémoire dans un plan unique sans considération pour les lois de la perspective en profondeur. Exactement comme elle faisait jadis avec la tapisserie. Tout ce qu’elle peint relève de la mémoire visuelle, et n’est nullement en rupture avec ce qu’elle avait appris le long de sa vie. Un parcours initiatique qui l’a prédisposée à la peinture. En effet, dans les arts populaires, seuls les tissages et les poteries, de villages ruraux comme celui dont elle est issue, reproduisent des représentations figuratives où s’opère une véritable transfiguration de la nature. Le passage du tissage à la peinture libère ses énergies créatrices. Pour elle, les couleurs sont un jeu au même titre que le tissage, la broderie ou le tatouage.
Elle aime les couleurs gaies qui apaisent : le mauve d’amour, le bleu de la mer, le vert du printemps et de la forêt si proche, qui est un poumon pour la ville au même titre que l’océan, le jaune solaire, le rose nuptial. Par contre, elle utilise rarement le noir. Le noir, c’est l’ombre, et l’ombre c’est l’âme même projetée en dehors du corps. C’est la puissance ténébreuse des choses. Gbouri fut initiée à tout un ensemble de techniques du corps qui l’ont prédisposée à la peinture : à la fois «nakkacha», enluminant de henné les mains et les pieds, «tatoueuse», maquillant les visages, et enfin aidant son père à confectionner de beaux caftans bariolés, pour parer les mariées de leurs plus beaux atours, pour la cérémonie nuptiale de «loghrama» où elles sont couvertes de cadeaux de noce par les invités.La maîtrise de la teinture au henné, des formes symboliques du tatouage et l’art de parure des «neggafa» ont inspiré ses premières peintures en particulier le goût des couleurs éclatantes des jours de fête. Toute sa démarche artistique est une transposition de ces techniques séculaires du corps, dans le domaine de la peinture. En troquant la seringue pour le pinceau, elle passe du tatouage des corps à celui des paysages, d’une technique du corps à une fête des couleurs. Une profusion de couleurs et de formes se générant les unes les autres, comme dans un jeu d’enfants sans perspective, mais avec beaucoup d’harmonie dans l’ensemble et une grande vitalité poétique intérieure.
La surface de la toile lui impose une autre démarche. Au lieu d’embellir le vivant, elle réanime l’inerte : elle s’amuse avec les choses de l’imagination en peignant tout ce qui me passe par la tête. Au début, elle dessine une chose, mais aboutit à une autre. En particulier l’œil qui est le sens le plus important de l’homme, et la main qui protège du mauvais œil : « L’œil est précieux, nous dit Fatna Gbouri : l’œil chasse le mauvais œil. La main aussi chasse le mauvais œil. A l’occasion de l’Aïd Al-Adha, on trempait nos mains dans un bol de henné et on les appliquait au-dessus de la porte d’entrée, de manière à éloigner le mauvais sort. L’œil et la main on les reproduisait aussi dans le tapis traditionnel. Lors de cette grande fête, juste avant le sacrifice, on faisait ingurgiter au bélier un mélange de henné et de blé en lui disant : « nous t’engraissons dans ce bas-monde pour que tu nous engraisse dans l’autre».
La main dont nous parle Gbouri est déjà représentée dans les peintures rupestres d’Afrique du Nord. Comme la main punique, la «hamsa» est bénéfique, presque sacrée : associée au chiffre 5, elle en acquiert les vertus. Une femme s’exclamant devant la beauté d’une mariée peinte par Gbouri ne dira pas qu’ « elle est belle » ! Mais « khamsa ou khmis » (cinq et jeudi sur elle !), jeudi étant le cinquième jour de la semaine. La «hamsa» protège de l’œil. Et la main protège contre l’œil, la langue et le destin.
Premières manifestations figuratives
Dans les derniers tableaux de Gbouri, l’œil et omniprésent mais aussi la main : cette «khamsa» qui entraine dans les profondeurs du symbolisme de la fécondité, formulée d’une manière très variée suivant les civilisations. Ce thème apparaît dès les premières manifestations figuratives de la préhistoire, comme en témoignent les empreintes de mains sur les parois des grottes préhistoriques. Dans quelle mesure les symboles peuvent-ils traverser les millénaires en filiation continue ? On possède dans l’ancien monde de très nombreux témoignages qui joignent de siècle en siècle les confins de l’âge de bronze au monde actuel.
Les signes et les symboles qui sont profondément ancrés dans l’imaginaire collectif remontent spontanément à la surface de l’acte créateur, parce qu’ils constituent une composante essentielle de l’identité culturelle de l’artiste. Il s’inspire du stock de la mémoire visuelle des tapis et des bijoux berbères, mais aussi de la coutume qui consiste à se peindre les pieds au henné lors de certaines occasions rituelles. Cette coutume remonte loin dans l’histoire : le nom par lequel les Egyptiens désignent les Occidentaux qui les attaquaient souvent du 3e millénaire au 15e siècle, était Tahénnou qu’Ossendowsky traduit par « ceux du henné ».
Les artistes s’inspirent aussi du tatouage qui était à l’origine une amulette permanente sur la peau.
Abdelkader MANA – LE MATIN du 11-12-2008