Auteur : Driss CHRAÏBI
Une émancipation rebelle
Une cadence inadaptée au rythme du pays.
Une date et un hommage
Le 1er avril 2007 nous quittait le grand romancier marocain d’expression française, Driss CHRAÏBI, qui, malgré les longues années passées hors des frontières, restait viscéralement attaché à son pays d’origine et à sa ville natale. Pour rendre hommage à cet illustre écrivain jdidi, voici une des lectures possibles de l’une des œuvres les plus empreintes de cet attachement inconditionnel, la Civilisation ma mère !…, qui traduit de manière très symbolique l’enracinement du verbe errant dans le sol natal et dans la poésie des origines.
Le récit d’une libération à risques
Ce roman publié en 1972 aux Éditions Denoël, raconte une libération.
D’abord, celle d’une femme réduite à exercer, sans contrepartie et pendant de longues années d’ignorance et de soumission, la double fonction d’épouse et de mère.
Ensuite, celle d’une patrie colonisée et exploitée par des maîtres venus d’ailleurs avec une civilisation autre.
Or cette libération est également une ouverture sur le monde extérieur, une prise de conscience de soi et de l’autre ; d’où le risque de la voir représenter une menace pour l’identité culturelle des deux bénéficiaires, la jeune femme émancipée au même titre que son jeune pays, le Maroc, qui se trouve conquis, au départ des colons, par des idées et des produits à consommer.
Deux narrateurs contrastés pour un « être » et un « avoir »
C’est donc sous cette perspective que peut s’expliquer la division de l’œuvre en deux parties intitulées respectivement « être » (pp.11-99, dix chapitres) et « avoir » (pp.101-181, sept chapitres).
Dans la première, la narration est assumée par le fils cadet, l’intellectuel et le futur étudiant en médecine, qui va jouer un rôle prépondérant dans la conscientisation et l’instruction de la mère. C’est grâce à lui que celle-ci fera l’exploration de son être pour se découvrir en tant qu’être indépendant, vis-à-vis de l’époux et de la progéniture, et en tant que personne devant jouir d’une identité propre.
Dans la seconde partie, c’est l’aîné, Nagib, qui raconte. C’est une sorte de brute, inculte mais honnête comme fils et d’une loyauté sans égale. Il adresse son récit à son frère, parti poursuivre ses études en France, pour lui rendre compte des changements et transformations qui, depuis la Conférence de Casablanca (à situer historiquement en 1943), ne cessent de bouleverser, sur le plan socioculturel, l’existence de la mère (dépositaire d’un patrimoine culturel séculaire) et la vie de tout le pays (patrie fondée sur une identité culturelle commune).
Un être en symbiose avec son espace
La première partie s’ouvre sur l’évocation par un « je » nostalgique d’un paradis, un havre de paix, où il aimerait reposer son corps et dont le séparent toute une vie et toute une civilisation. Cet éden, fait de mer et de montagne, qui reviendra en écho dans un tableau de Debussy décrit à la page 35, devrait sans doute représenter le pays côtoyant l’Atlantique et supportant les chaînes de l’Atlas, qui servira de cadre à l’émancipation d’une femme au foyer.
Cette mère, qui n’avait qu’une machine à coudre avec laquelle elle partageait un certain « humanisme », tondait elle-même le mouton (animal à charge culturelle et religieuse très marquée dans sa civilisation) qui serait égorgé le jour de la fête, filait et tissait la laine de façon artisanale, puis confectionnait un habit pour son fils. Elle était ainsi en parfaite symbiose avec une tradition qui la condamnait à la condition d’épouse recluse, ne vivant que pour servir un mari et élever ses enfants.
Le désir de comprendre et d’être pour se sentir exister
Mais ce semblant d’harmonie va progressivement se désintégrer au point d’ébranler le statut (et la statue !) de la mère soumise.
D’abord, la bonne dame est amenée, sous l’invasion de la technologie, à se servir de nouveautés, notamment la radio et le téléphone, qui lui permettent de compenser un manque, encore latent, de communication. La première satisfait ce besoin en situation de réception et le second en situation d’émission. Ensuite, entraînée par ses deux fils à explorer la rue et les lieux de loisir, comme le cinéma ou le bal ou la foire, lieux empreints de traits civilisationnels occidentaux, l’ex-recluse sent naître et grandir en elle « le désir de comprendre et d’être ». Elle finira par se voir exister (« (…) tu viens enfin de naître », lui dira son fils cadet à la page 96), non sans verser de chaudes larmes pour s’être sentie vieille.
Une liberté au goût d’inachevé
Toutefois, en faisant ses adieux à son fils cadet, elle avoue son appréhension à affronter son mari, toujours incompréhensif, et reconnaît que la liberté conquise grâce à ses fils ne résout pas le problème de sa profonde solitude une fois rentrée chez elle. Plus grave encore, il lui sera plus difficile de supporter cette solitude maintenant qu’elle sait qui elle est. Serait-ce ce sentiment d’inachevé (liberté dans la soumission, ou liberté dehors / soumission dedans) qui l’incite à supplier son fils sur le départ « de ne pas avoir la nostalgie de la terre natale, et surtout d’elle » (p99) ?
Une émancipation rebelle qui s’expatrie
Dans la seconde partie, les transformations engendrées par l’évolution d’une dame émancipée jusqu’à la révolte, qui entreprend des études et milite pour des causes nationales ou humaines en bravant le conservatisme du patriarcat, et qui n’hésite pas à se gaver de nicotine en arborant sa cigarette à la manière des hommes, vont aboutir à une métamorphose, à moins que ce ne soit une difformité, qui contraint l’héroïne à s’exiler momentanément comme son fils, « l’intellectuel malingre ». Munie de ses diplômes (et même de son permis de conduire !), escortée malgré elle par son autre fils (« le manuel géant »), elle prend le bateau pour un pays susceptible de lui offrir un espace plus adapté à sa nouvelle condition et à l’envergure de la liberté qu’elle réclame.
Un pays qui se meut à son propre rythme
Son pays semble encore en deçà de ses aspirations. Ses consœurs, qu’elle tentait de conscientiser dans les « déjeuners-débats », ont toutes fini par l’abandonner, ce qui ne doit probablement pas l’étonner outre mesure. N’avait-elle pas confié auparavant à son fils Nagib : « je ne veux pas soulever une montagne, mais juste une pierre. Cela me suffit amplement » (p.166) ?
Mais ce pays (la montagne !) n’est pas non plus resté dans ce qui pourrait être une léthargie. En effet, si la pierre de l’énoncé précédent renvoie à son mari, qui justement a été quelque part assimilé à un rocher (« ce rocher qui s’appelait son époux » (p.132), ce dernier n’a-t-il pas finalement reconnu qu’il avait découvert dans sa femme « la conscience d’un monde inconscient » avant d’expliquer le déclin de la « société islamique » par la marginalisation de la femme et son asservissement (p.175) ?
Cette nouvelle attitude du conjoint, à travers laquelle est déclarée l’autonomie de la femme, traduit bien la position adoptée, à l’avènement de l’indépendance du pays, par bon nombre de ses concitoyens. Ainsi donc, le rocher a bougé ; ce qui a sans doute remué la montagne mais à une cadence plus raisonnable.
Abdelhak Derif.