ENTRETIEN : Cherfaoui Najib, Ingénieur des Ponts et Chaussées Expert Maritime et Portuaire

La tempête océanique qui a frappé la côte marocaine ces derniers temps et qui a occasionné quelques dégâts plus ou moins graves, n’a pas affecté la baie d’El Jadida portant ouverte sur la mer…serait-ce un caprice de la nature ou est-ce que cela relève d’une réalité physique ?

Il convient de remarquer expressément que la ville d’El Jadida n’est jamais atteinte par les vagues de tempête car elles déferlent sur un mur sous-marin qui protège donc efficacement le front de mer urbain de cette importante station balnéaire (voir figure). C’est une sorte de forteresse géologique qui bloque la houle avant d’atteindre le rivage. Ainsi, les houles les plus fortes, qui ont attaqué les côtes du Maroc ces cinquante dernières années, se sont produites en 1951, 1966, 1978, 2003et 2014. La houle la plus puissante étant celle du 21 février 1966, une mer déchaînée ébranle les ports atlantiques (Safi, Essaouira, Agadir) et se distingue par des vagues de direction Ouest Nord Ouest, d’amplitude allant de 9 à 15 m, selon des périodes pouvant atteindre 18 secondes, ce qui est énorme. Aucun dégât n’a été signalé à El Jadida.

Plus précisément, la ville d’El Jadida est naturellement protégée par une chaussée sous-marine orientée vers Est-Nord-Est. Cette chaussée est longue de près de 4 km. L’éperon extrême s’établit à une profondeur de – 6.30 à – 9 m, tandis que les fonds immédiatement voisins sont à la cote – 15 m. Cet épi sous marin joue un rôle important en ce sens qu’il brise les vagues des tempêtes océaniques et protège donc efficacement le front de mer urbain de cette station balnéaire stratégique pour l’économie de la région.

Serait-ce à dire que les Français d’autrefois qui avaient construit un casino les pieds dans l’eau dans cette baie et les Portugais qui s’y sont installés bien avant eux, ont compris mieux que nous, les spécificités de cette bande de la côte des Doukkala ?

Il convient de rendre justice aux Sanhadjas[[Les termes arabes El bordja et son diminutif El bridja indiquent, d’une manière plus générale, une fortification, sans définir s’il s’agit de murs, ou de tours, ou d’autre chose. En l’occurrence, si l’on se réfère aux défenses, telles que celles édifiées par les Sanhadjas à Tit. On peut dire que ce type de construction a servi de modèle au fortin « El borja » et à la tour de défense avancée « El bridja ». Il est donc normal que les naufragés s’installent dans le fortin.]] et aux Almohades, ils sont les premiers à avoir compris que le site possède des qualités nautiques exceptionnelles. Ainsi, en 1502, le capitaine portugais Jorge de Mello, naufragé dans la baie de Mazighan, découvre les ruines de deux tours almohades fortifiées, dites El Bridja et El Bordja. Il se réfugie avec son équipage dans cette dernière qui est la plus grande. Et ce capitaine a bien compris qu’il a échappé à la mort grâce précisément au calme du plan d’eau de cette baie, alors que par ailleurs la mer était déchaînée. Il se réfugie avec son équipage dans cette dernière qui est la plus grande. Ce qui donnera naissance à ville de Mazagan, rebaptisée en 1832 « El Jadida » par le Sultan Moulay Abderrahmane[[Le Sultan a nommé en 1821 le Chérif Sidi Mohamed ben Ettayeb comme gouverneur pour relever la ville de ses ruines après sa destruction en 1769. Les Portugais ont tout fait sauter avant de quitter les lieux sous la pression du Sultan Sidi Mohamed Ben Abdallah.]]. Par la suite l’Amirauté française (1912) a très bien saisie l’intérêt maritime de ce littoral pour y installer une base navale. Pour des raisons budgétaires, le projet se fera à Casablanca. Mais El Jadida deviendra le « Deauville » du Maroc.

Partant de ces informations, est-ce-que on peut simplifier les choses en disant que la ville d’El Jadida n ’a pas encore su comment tirer profit de ce port naturel qui fait le prolongement de la ville et dont l’activité est liée uniquement à la grande saison estivale ?

Mazagan est l’une des toutes premières places installées en Afrique occidentale pour accompagner les explorateurs portugais dans leur route vers l’Inde. Les fortifications, avec leurs bastions et remparts, constituent un exemple précoce de l’architecture militaire de la Renaissance. Aujourd’hui, la ville offre un témoignage exceptionnel des métissages entre les cultures européenne et marocaine. Ces influences croisées apparaissent clairement dans le langage courant, dans l’architecture et même dans l’urbanisme. Dans un ultime élan de patriotisme citoyen, une poignée d’intellectuels vont, à travers l’Association « Forum Presse El Jadida », prendre la défense de leur ville et préserver sa mémoire de l’oubli. Leur appel sera entendu et la cause de leur cité reconnue à l’échelle de la planète, puisque, en 2004, l’Unesco identifie la valeur exceptionnelle de Mazagan pour l’Humanité.

Cette reconnaissance mondiale donne à la ville d’El Jadida la légitimité d’opter pour un développement intelligent du front de mer en intégrant le formidable potentiel offert par la chaussée sous-marine. Pour être concret, je propose de lancer un projet de balisage de cette chaussée sous-marine par une série de bouées lumineuses pour souligner son contour et marquer notre gratitude à la nature généreuse de ce site. Ensuite beaucoup de questions se poseront autour de cette ligne de lumière. Ces interrogations déboucheront sur ce que j’appelle « El Jadida la nouvelle », c’est-à-dire une ville réconciliée avec les valeurs marines qui lui ont donné naissance : Juste retour des choses.

À votre avis, en tant qu’expert maritime et portuaire, quels sont les créneaux porteurs qui sont en mesure de valoriser cette baie pour qu’elle soit rentable à longueur d’année, d’autant plus qu’El Jadida ne cesse de se forger une réputation touristique en relation justement avec la mer ?

Pour repenser la valorisation d’El Jadida, il faut revenir aux sources et se rappeler que depuis sa création les destins du port et de la ville sont scellés à celui de la chaussée sous-marine. C’est donc, dans le cadre global du front de mer qu’il faut considérer leur avenir commun.

Ainsi, l’emprise maritime, aujourd’hui peu ou mal utilisée, sera réhabilitée et transformée en lieux privilégiés d’échanges intelligents, abritant institut de biologie marine, musée, aquarium, école de plongée sous marine et rendre optionnel ou obligatoire dans les collèges de la ville un cours de navigation à la voile.

Autrement dit, la liaison à l’eau rattachera les valeurs urbaines à des lignes spatiales et architecturales qui emprunteront leurs références à la morphologie côtière.

Propos recueillis par Chahid Ahmed (Courrier Régional N° 19)