Casablanca et Mohammedia : Ports de l’année 2013 – Un siècle de modernité solidaire

Casablanca et Mohammedia ; Deux villes voisines ; Deux destins brillants ; Deux grands ports, vieux de 2 000 ans (Anfa et Fédala).

En 1913, deux évènements structurants engagent résolument chacun de ces deux ports dans l’ère de la modernité : l’Adjudication du 25 mars et la Convention du 30 juillet.

Le résultat obtenu dépasse toute espérance : en un siècle, ces deux ports traitent un volume cumulé de cargaisons largement supérieur à un milliard de tonnes, ce qui représente en nombre de touchées plus de trois cent mille navires de commerce.

Tout au long de la première moitié du XXème siècle, ces deux ports deviennent le moteur marchand du Maroc maritime et permettent au pays de vivre un âge d’or portuaire du point de vue de la science, de la technique et de la législation.

De 1913 à 1960, le couple Casablanca‑Mohammedia s’élève au rang de place forte de l’échange ; il est le premier en Afrique et fait partie des vingt premiers de la planète ; il est internationalement remarqué pour ses avancées et ses innovations majeures.
Il y a, avant toute chose, l’édification du grand brise‑lames de Casablanca (Jetée Moulay Youssef) ; par cette réalisation, le Maroc est le premier pays au monde à oser défier directement et durablement la violence des houles de l’Atlantique.

La météorologie océanographique est née à Casablanca : en 1920, une tempête paralyse les travaux de construction du port durant sept mois ; cet événement conduit les autorités à instituer l’année suivante un service télégraphique, relayé par les bateaux, pour la prévision quotidienne de l’état de la mer.

Le conteneur émerge comme vecteur de conditionnement et de transport, pour la première fois en 1942, simultanément au Maroc et aux États‑Unis, à l’occasion de la fameuse opération Torch ; et le « terre plein 17 » du port de Casablanca devient le premier terminal à conteneurs, c’est à dire le premier chantier multimodal, à voir le jour au monde.

Le tétrapode, objet emblématique, est étudié, expérimenté et utilisé pour la première fois à Casablanca en 1950, pour la protection de la prise d’eau de mer de la centrale thermique.

En 1952, on implante à Fédala (Mohammedia) pour la première fois en Afrique, la technique du sea-line, c’est-à-dire un poste de déchargement en mer pour gros pétroliers.

L’ingénierie portuaire marocaine est alors au sommet de son art et le phare d’El Hank à Casablanca, symbole d’un demi siècle de lumières, cristallise une réussite exceptionnelle.
Cependant, de 1962 à 2012, en raison de l’ignorance des choses de la mer et de l’absence totale de culture portuaire, ceux qui président aux destinées de ces deux ports commettent une série d’erreurs à répétitions, non seulement scientifiques et techniques mais aussi de gestion. Ils engloutissent, en pure perte, des sommes colossales, avec évaporation d’un savoir faire millénaire.

La liste des fautes est longue. À titre indicatif, voici Dix erreurs de légende : Il y a tout d’abord l’abolition sauvage de l’excellent régime des concessions (1962 et 1967) ; En 1963, le « terre plein 17 », premier terminal à conteneurs au monde est démantelé ; En 1981, ils enterrent et rayent de la carte les trois îlots historiques de Fédala (Mohammedia) ; En 1987, le radiophare d’El Hank s’effondre dans l’indifférence générale ; En 1988, la drague à godets « Requin », pièce unique au Maroc, est vendue aux enchères ; Deux ans plus tard, ils réservent le même sort aux remorqueurs Mamora et Atlas ; En 1994, ils condamnent l’évolutivité du port de Casablanca en autorisant l’occupation du domaine longeant le littoral de Oukacha ; En 1995, le ponton mâture « Cachalot » est recyclé dans les fonderies ; En mars 2005, la grue Titan est livrée aux ferrailleurs.

Mais la faute la plus tragique se produit en 2002, à travers une décision d’une cruauté extrême, dictée par l’ignorance : ils envoient au pilon des archives d’une valeur inestimable ; autrement dit, l’âme des deux ports est transformée en pâte à papier ; en fait, il y a comme une volonté systématique d’anéantir la mémoire à sa source en rendant impossible la connaissance des erreurs. Mais, par miracle, quelques dossiers essentiels ont pu être retracés et reconstitués.

En 2012, les travaux de l’accès côtier au port de Casablanca prévoient une route gagnée sur la mer qui passe exactement par la zone où reposent les premiers tétrapodes fabriqués au monde (33° 36′ 34.9″ N ; 7° 34′ 27.5″ W) : j’ose espérer que ces tétrapodes ne seront pas broyés lors des terrassements ou noyés dans les remblais, car ils font partie du patrimoine universel commun à l’Humanité.

Aujourd’hui, l’urgence consiste, non pas à blâmer les fautifs ou à rechercher des coupables, mais plutôt à annoncer deux vérités : la vérité sur les accomplissements de 1913 à 1960, et la vérité sur les conséquences de la catastrophe de 2002.

Pour cela, les responsables de ces deux ports, anciens et actuels, doivent vaincre leurs peurs, surmonter leur handicap et avouer leurs fautes dans le cadre d’une instance du type « équité et réconciliation ».

Ensuite, il faut s’appliquer à instituer une morale collective basée sur l’éthique, la culture du travail et la conscience du devoir envers la nation. Il faut aussi œuvrer à relier le passé, le présent et le futur. Cet enchaînement doit prendre une forme imagée et concrète, celle de la commémoration, avec la participation des citoyens. D’où la nécessité de créer des « lieux de mémoire » pour se souvenir du meilleur, et pour faire le deuil du drame de 2002. Le phare circulaire d’El Hank et le phare octogonal de Fédala me semblent parfaits pour fixer ces manifestations. Les mèches de ces deux phares ont été allumées un 1er Août, 1920 pour le premier et 1934 pour le second. Je propose dorénavant de choisir ce jour pour la célébration annuelle des ports du Maroc.

Enfin, par delà l’hommage qu’il convient de rendre aux gens de mer et aux bâtisseurs des ports du Maroc, il est venu le temps d’apprendre à conserver pour transmettre. On prendra donc, avec respect, un à un les premiers tétrapodes confectionnés à Casablanca en 1950 et on les installera à l’entrée de chaque port, d’abord pour rappeler aux générations futures que le Tétrapode maritime est né au Maroc, mais surtout pour évoquer l’identité plurielle de notre système portuaire.

C’est le seul moyen de maintenir un lien fertile entre nos ancêtres et nos enfants, de lancer le défi de la mémoire vivante, de lutter contre l’oubli, de relever le quotient intellectuel de nos ports et de construire un avenir solidaire créateur d’emplois, de valeurs et de richesses.

Najib Cherfaoui, ingénieur des Ponts et Chaussées