Quel intérêt pourrait-on avoir, à dévaluer un patrimoine historique et architectural des Doukkala, en l’occurrence les Tazotas, en les réduisant à de banales constructions de pierres sèches, dont la date d’édification ne pourrait remonter dans le temps, au-delà des années 1915-1920, sous prétexte qu’ils n’ont pas été cités dans les carnets de certains voyageurs Français, ayant sillonnés l’arrière pays des Doukkala au début des années du protectorat ?
Comment pourrait-on soutenir une thèse aussi simpliste, et se targuer ainsi d’avoir fait la découverte du siècle, ( même sous sa forme interrogative), alors que les plus grands chercheurs spécialistes du domaine planchent encore sur les origines énigmatiques de ces ouvrages en pierres sèches, et qu’en France, en Italie et en Grèce, certains les qualifient de monuments préhistoriques ?
Loin de nous toute notion de nouvel engrenage polémique, en nous interrogeant sur les impulsions qui animent certaines personnes, qui connaissent mieux que quiconque la valeur centrale des tazotas dans la promotion du tourisme local. Valeur qui puise toute sa force et toute sa substance vitale, au Maroc, comme en Europe d’ailleurs, du fait des lointaines origines et de l’énigme qui entoure ces monuments exceptionnels ainsi que leurs véritables bâtisseurs.
Dans ce qui suit, nous avons le plaisir de partager avec nos lecteurs, une partie de l’excellent travail réalisé par la jeune Sylviane Battais, dans le cadre d’un stage effectué dans l’arrière pays du Doukkala. Un travail méthodique, honnête, qui ne transgresse pas » les origines mystérieuses des tazotas » et qui met à la portée des lecteurs toutes les hypothèses possibles qui foisonnent autour des origines du nom des tazotas comme de l’édifice lui-même, tout en laissant le chapitre ouvert aux études et recherches futures. Nous remercions notre ami Sylviane et nous lui souhaitons de belles perspectives dans un travail qu’elle affectionne tant.
C.A
Le Doukkala, le pays ou les pierres poussent
Par : SYLVIANE BATTAIS
Dans la région de Doukkala, dans l’arrière-pays d’El-Jadida, à 90 km au sud de Casablanca, existent des constructions en pierre sèche, c’est-à-dire sans mortier, uniques au Maroc appelées Tazotas, circonscrites dans un territoire bien défini.
La géologie de la région correspond à la couverture sédimentaire du secondaire et du tertiaire du vieux socle de la meseta marocaine. Les Doukkala sont une plateforme du crétacé d’une altitude moyenne de 80 mètres d’altitude. On y trouve une pellicule de limon sur un sous-sol karstique. Les roches découvertes que l’on voit sont du calcaire cénomanien.
Dans un paysage lithique, les paysans sont obligés d’épierrer les terres rocailleuses, mhârch , agricoles. La campagne est semée de petits monticules de pierres calcaires qui se dressent tels des sentinelles. Ces pierres sont utilisées pour l’édification de mur, stara, d’enclos, zriba, d’abris, des cabanes en pierre sèche à voûte d’encorbellement, tazota et toufri.
1- Tazota, toufri, des mots qui font voyager
Toutes les hypothèses sont envisagées.
– D’après l’enseignant chercheur Saïd KAMEL, auteur d’un article sur «les significations des toponymes de la région Fès-Boulemane», «Tazota ou Tazôdâ» veut dire plateau.
– Le dictionnaire amazigh de l’ex délégué provincial du MEN à El Jadida, M. HADACHI, estime que Tazudea ou « Tazoda » signifie bol, écuelle renversée et par extension construction mégalithique dans la région des Doukkala. En effet, les cabanes ont une forme qui peut rappeler un bol renversé. tazoda est aussi un produit cosmétique déduit de l’ustensile récipient. C’est un liquide noir que les femmes dans la région de Dades utilisent pour se maquiller (il est déposé sur plusieurs parties du visage, des cils, coins des yeux, ainsi que sur le front, le menton et le nez,…,.les motifs étant en forme de pointillés.
– Pour d’autres, « tazouta » viendrait de l’amazigh « azou » c’est-à-dire métier à tisser. La température quasi constante à l’intérieur des tazotas aurait pu être des lieux adéquats pour pratiquer le tissage. »
– Une idée un peu moins originale mais qui doit être signalée : tazota serait une déformation locale du français : les pierres sont mises en tas = tas aux tas.
– Une origine portugaise est a envisagée. En effet il aurait pour origine casita, cassene c’est à-dire une petite maison.
– Sans oublier que tazota en espagnol, c’est une tasse,…
Le mot toufri est d’origine berbère et signifie silo, cache ou lieu de conservation. Mais comme pour tazota, il se peut que se soit une mauvaise prononciation de « trou frais ».
Les recherches restent ouvertes
2- Une architecture originale
Les tazotas font penser aux mastabas égyptiennes, prémisse des pyramides à degré.
Les tazotas composées d’une seule pièce ont deux types de formes architecturales, sphériques, et trapézoïdales : elles ont – soit un tronc-de-cône simple c’est-à-dire un cylindre avec à l’intérieur une coupole, l’entrée est latérale.
– soit des troncs-de-cônes superposés c’est-à-dire sur deux niveaux.
Au-dessus du premier tronc-de cône, on trouve un deuxième plus petit, percé d’une ouverture, carrée d’environ 50 cm de côté, dans l’axe de l’entrée. L’entrée et la fenêtre sont surmontées d’un linteau monolithe renforcé d’une ligne de claveaux tenant par leur disposition ingénieuse, l’un entretenant l’autre, mais parfois on peut trouver un linteau en bois.
Elles comportent latéralement un ou deux escaliers pour monter sur le rebord du tronc de cône inférieur, et un seul pour monter au sommet du tronc de cône supérieur. Parfois, l’escalier est entre deux tazotas jumelées.
Ceux-ci facilitaient l’ascension et le travail lors de la construction puis après d’accéder à la terrasse pour faire sécher le grain, des fruits…, et pour l’entretien mais aussi pour le remplissage. En effet, on bouchait avec des pierres l’entrée après avoir mis du grain, de la paille ou du foin et on poursuivait par la fenêtre.
Les tazotas ont en général une hauteur de 2,5 à 3 mètres, mais on peut en trouver de plus hautes. D’une épaisseur de deux mètres environ pour le premier degré, le mur s’arc-boute légèrement au fur et à mesure qu’il monte pour former, à partir du deuxième degré, la coupole circulaire ou toiture en encorbellement dont le sommet est bloqué par un type d’appareillage savamment taillé et posé qu’on appelle la clef de voûte.
Dans la voûte en encorbellement, les pierres de chaque assise ont un devers extérieur qui permet d’évacuer les eaux de ruissellement et éviter toute infiltration. Ces pierres sont plates, il n’y a aucune trace de découpe.
La base est constituée de moellons pouvant supporter une charge de plusieurs tonnes. Des pierres plus grosses sont utilisées pour le tour des ouvertures et les chaînages ainsi que les marches des escaliers. Dans la partie supérieure, le poids des moellons est celui qu’un homme peut porter en montant des marches cependant certains affirment que l’on se servait d’âne voire d’une race de chameau aujourd’hui disparue.
L’entrée est étroite environ 70 sur 160 cm.., de forme trapézoïdale. Un couloir mesurant au maximum 2 m. protège l’intérieur contre les vents et la pluie.
Le sol intérieur est brut sans dallage, en terre battue et parfois le rocher affleure.
Selon Abdelmoumen BENABDELJALIL, une tazota représente 200 m.3 de pierres.
Le toufri est une cave creusée dans la roche, de forme rectangulaire d’environ 12 m. sur 2 m. desservie par une suite de marches, en forme d’escalier, surmontée par une construction parallélépipédique rectangulaire d’un mètre de hauteur avec une entrée rectangulaire surmontée d’un linteau monolithe. Les parois longues sont recouvertes par un plafond de pierres juxtaposées d’environ 70 cm. de hauteur.
Le sommet des toufris et des tazotas est plat avec une petite ouverture pour permettre l’aération pour certaines tazotas, légèrement arrondi recouvert de gravier ou de terre pour les protéger des infiltrations d’eau.
3- Des constructeurs ingénieux
Il semble que la morte saison des activités agricoles était consacrée à l’édification de ces bâtiments. La durée du chantier, d’après des propriétaires de tazota, du choix des pierres jusqu’à son achèvement, pouvait être de un an. En effet, le mâallem mettait de côté des pierres sélectionnaient parmi les tas de pierre celle qui lui semblait les meilleures. Puis une chaîne d’hommes (environ 8) se faisait passer les pierres et repoussait celles qui n’avaient pas la bonne densité, semblerait-il. « Il faut trouver la bonne pierre pour la bonne place ».
Ces mâallem qui étaient-ils ? Des maçons spécialisés dans la pierre sèche ? Des artisans paysans, alliant ces deux activités suivant les saisons ? Les paysans eux-mêmes ? Au vu, de l’architecture spécifique des tazotas, et puisque cette spécialité est en désuétude, on peut pencher vers l’hypothèse de spécialistes de ce type complexe de construction, sûrement aidé par les propriétaires.
4- Utilisations diverses
L’utilisation des tazotas est diverse. Certaines servaient et servent encore de refuge contre la chaleur pour les hommes et les animaux, d’autres de grenier ou pour entreposer la paille ou le foin, d’autres pour l’engraissement de bovins (l’état de santé du veau élevé dans la tazota est indéniable) ou de bergerie.
Elles sont encore bien aménagées pour servir de lieux de discussion autour d’un thé à un moment précis de la journée.
Certaines ont été et sont des lieux d’habitation qui sont parfois enduites de chaux à l’intérieur et parfois à l’extérieur.
Le toufri servait de silo à grain mais il a servi aussi d’habitation suivant les époques ou les moyens des propriétaires. Hélas, aujourd’hui, beaucoup de ces toufris ont été comblés.
5- Des origines encore mystérieuses
En l’absence de datation des tazotas sur un linteau ou une pierre, de recherches archéologiques, les hypothèses, sur leur origine, foisonnent, comme pour l’origine des mots.
Certains, les font remonter à l’époque Antique lors des premières sédentarisations des peuples Ils attribuent ces constructions soit aux Romains, cependant le limes de l’Empire romain se situe beaucoup plus haut, soit aux Berbères à l’époque Romaine, soit à des peuples venus de la Méditerranée. Cette dernière idée est avancée par M. Jean-Marie LEMAIRE, chercheur au CNRS.
D’après, ses recherches les tazotas ressemblent fortement aux thôlos mycéniens.
D’autres les situent au Moyen Age ou à l’époque Moderne lors de la présence portugaise.
Cette thèse est avancée avec prudence par Mustapha AYAD, professeur de géographie à l’Université de Rabat. En effet, il y a une similitude avec des constructions en Sicile par exemple. Quel est le point commun entre la Sicile et le Doukkala ? La présence portugaise.
Cependant, reste une question : de nombreux voyageurs ont sillonné la région au début du XXème siècle comme MICHAUX-BELLAIRE, DOUTTE… Ils sont passés à Ouled Frej par exemple mais aucun ne mentionne ces constructions. Ils décrivent les nouala, les Khaîma, mais pas les tazotas. Nous pouvons nous étonner d’un tel oubli dans des carnets de voyage très descriptifs et minutieux. S’ils n’ont pas indiqué les tazotas se pourrait-il qu’elles n’existaient pas jusque vers 1915-1920 ?
Une explication plausible, en s’appuyant sur les écrits de Paul PASCON, et sur ses interview avec les habitants, c’est le début de la propriété individuelle sous Le Protectorat qui aurait entraîné la construction de ces cabanes. En effet, « il (arpenteur, géomètre) avait été chargé de procéder au partage des terres collectives, c’était vers 1925 » Il ajoute qu’à la suite les fellahs construisent des enclos autour de leur lopin de terre. En effet, s’ils voulaient cultiver leurs terres il fallait épierrer, « chaque famille se mit à épierrer ses champs ». La grande majorité des populations rurales ont donc subi un processus obligatoire de sédentarisation de 1916 à 1936.
Avant le Protectorat, il n’y avait pas de maison, mais après la construction des maisons des colons, les autochtones se sont mis à construire en pierre sèche des maisons et des citernes sans ciment car il leur était interdit de prendre du sable de la plage.
Cependant, on peut se demander pourquoi dans ces communes on trouve des tazotas et des toufris, mais pas dans les communes voisines.
Ces « ouvrages lithiques » d’origine agricole se retrouvent souvent ensemble entourés d’un enclos. On retrouve souvent deux tazotas jumelées et un toufri. Cependant, il existe dans la commune de Sebt Dwib un ensemble de sept tazotas, deux jumelés et cinq autres accolées en angle droit : deux d’un côté et trois de l’autres.
Le groupe de cinq tazotas est remarquable car il possède à l’étage un poste d’observation et un chemin de ronde. En effet, la région étant sujette aux disettes, il fallait surveiller les récoltes contre les voleurs. Grâce à la date, 1922 sur un linteau de la maison en ruine du maître, on peut estimer que ce site est contemporain.
En outre, il existe des tazotas isolées dans la campagne, certaines sont abandonnées.
Les tazotas ont des ressemblances avec des constructions en pierre sèche du pourtour méditerranéen et plus particulièrement avec le sud de la France, la Grèce, l’Italie…
SYLVIANE BATTAIS