Comment j’ai braqué mon revolver sur une pauvre fille

Après un demi-siècle de silence, je dois avouer que j’ai braqué, un jour, mon revolver sur une pauvre jeune fille à El Jadida. Si j’avoue mon méfait aujourd’hui c’est parce que je l’avais regretté. Bien évidemment le temps a passé depuis les années soixante du siècle dernier. Il y a donc prescription. Mais ne nous alarmons pas outre mesure. J’avais une douzaine d’années et le revolver n’était qu’un jouet de l’Achoura.

Je ne sais pas ce qui m’avait pris ce jour-là pour basculer subitement de la gentillesse à la méchanceté. Peut-être que c’était dû aux images des films western que je voyais avec mes copains au cinéma Dufour. Dans ces films, des acteurs tels Clint Eastwood, Lee Van Clef et Giuliano Gemma excellaient dans la rapidité du maniement des armes à feu.

Ce soir mémorable de l’Achoura chacun de notre bande de copains a exhibé en public son jouet. Le mien fut un revolver en métal noir muni, en guise de munitions, de quelques cartouches en liège. Le lendemain, j’ai mis l’arme dans mon cartable après avoir alimenté son canon par une cartouche. J’ai bien fait attention pour ne pas enfoncer la cartouche très fort vers le clou déclencheur afin d’éviter une détonation accidentelle.

A 16h, à la sortie du cours de français chez Mme Jacqueline Chaput, j’ai longé l’avenue Ahmed Chaouki (ex avenue Laperrine). Tout seul. Je suis passé devant les villas des douaniers qui étaient à ma droite et le dépôt de La Cigogne à ma gauche. Là, à l’angle de la rue, j’ai vu arriver dans ma direction une jeune fille. L’idée m’était venue à cet instant précis pour expérimenter l’efficacité de mon revolver. Pour lever toute équivoque inutile, je dois préciser que je n’avais aucune intention de lui faire du mal, ni de la blesser, ni de la détrousser. N’étant pas bandit des grands chemins, j’ai seulement suivi mon instinct : voir la réaction de la fille devant mon prétendue arme. Sachant pertinemment qu’à l’œil nu elle pouvait deviner que ce n’était qu’un jouet.

L’avenue était vide à cet instant-là de tous passants et c’est peut-être ce qui m‘a encouragé le plus à pointer mon revolver vers la fille. En plein jour et en plein milieu de la rue, je l’ai braqué sur la pauvre. De la même façon, ou presque, que les cow-boys au cinéma. La fille s’était arrêtée sur place. Effrayée. Elle a paniqué et a commencé à pleurer. Quant à moi, je souriais pour lui montrer que je ne tenais qu’un jouet dans ma main. Mais elle n’a rien voulu savoir. Elle me suppliait de la laisser partir.

J’ai senti tout de suite que mon jeu était pris au sérieux. La farce a tourné au vinaigre. J’ai, alors, remis mon revolver dans mon cartable et j’ai laissé partir l’adolescente. Je ne supportais pas les pleurs de la fille. D’ailleurs je n’aime pas voir les larmes couler des yeux des filles innocentes. Même si toutes les filles ne sont jamais innocentes, je ne pourrais accepter que je sois à la source d’un malheur pour l’une d’entre elles. La fille, soulagée, est partie au pas de course, sans se retourner. Je ne me rappelle pas si elle m’avait remercié de l’avoir libérée. Elle avait peur, peut-être, que je change d’avis. J’ai donc tiré les conséquences et j’ai vite quitté les lieux de mon forfait, de crainte que la fille n’aille alerter ses proches. Ou pire encore la police.

En arrivant chez moi j’ai raconté à ma mère, sur le ton de la plaisanterie, mon comportement avec la jeune fille. Ma mère, femme modeste et discrète, n’a pas du tout apprécié. Elle m’a cité les positions délicates qui pouvaient survenir à moi d’abord et ensuite à ma famille si jamais le père de la fille, ou le moqadem ou un agent du makhzen était passé à ce moment-là et m’avait surpris en flagrant délit. Quelles seraient les conséquences à subir ? Quelles seraient les dommages éventuels à verser à la victime ? Quelle serait, surtout, mon image devant mes amis et mes professeurs qui me considéraient élève tranquille ?

Le lendemain matin j’ai ouvert mon cartable, le revolver avait disparu. J’ai pensé que, sans aucun doute, ma mère, inquiète, l’avait, pendant la nuit, détruit ou jeté au fond d’un puits.

Je ne sais pas si cette fille vit toujours. Aujourd’hui, elle a peut-être de petits-enfants comme moi. Mais si jamais elle est encore en vie, je souhaite qu’elle ne garde pas de moi l’image d’un hors-la-loi et qu’elle accepte, même avec un demi-siècle de retard, toutes mes excuses ; mes plus sincères excuses.

Mustapha JMAHRI

Ecrivain

jmahrim@yahoo.fr