Drogue et toxicomanie menacent les jeunes

Par Dr Abdellatif Ragady *

Il m’est très difficile d’aborder le problème de la toxicomanie avec la neutralité bienveillante dont doit s’entourer tout psychiatre. En effet c’est un sujet qui doit nous interpeller tous, quel que soit le rôle que nous pourrions jouer dans la société. La toxicomanie reste et devrait être au premier plan des préoccupations quotidiennes de tout citoyen digne de ce nom. Qui d’entre nous n’a pas été un jour ou l’autre touché directement ou indirectement par les retentissements néfastes, tant sur le plan individuel que collectif, de ce mal.
En tant que praticien, c’est l’une des maladies mentales les plus fréquentes que nous avons vu s’aggraver sous nos yeux au cours de notre vie de médecin et de psychiatre. Cantonnée auparavant dans une certaine classe sociale, dans notre pays elle est devenue un phénomène de masse. Dans le passé l’apanage des adultes, elle est devenue actuellement un comportement qui atteint nos adolescents et même nos enfants.
Il convient d’abord de s’entendre sur ce que l’on appelle communément la toxicomanie qui fait partie intégrante des conduites adductives. Il s’agit de l’usage immodéré d’un toxique absorbé quotidiennement et à dose progressivement croissante à la recherche d’une sensation de bien-être induite par le produit. Avec le temps le sujet ne peut plus s’en passer entraînant ainsi une dépendance précédée d’une période d’accoutumance. La situation peut être résumée en un essai qui va devenir peu à peu habitude et l’habitude besoin et le besoin qui se transforme en une nécessité.
Il va sans dire que quand le phénomène devient nécessité tous les moyens pour se procurer le produit en question deviennent un jeu d’enfant au détriment bien sûr de tout ce qui parait être censé. C’est ainsi qu’il arrive qu’une mère s’inquiète du changement de comportement de son fils chez qui le rendement scolaire commence à diminuer, ses contacts familiaux vont en s’appauvrissant. Le seul lien son fils et elle n’est autre chose que la demande incessante et d’une manière croissante de l’argent. Mais les choses n’en restent pas là car les propos mensongers deviennent la devise préférée du garçon et son irritabilité à la moindre contrariété qui peut aller jusqu’aux crises clastiques. La mère, ne pouvant rester indifférente face à la dégradation de l’état de son fils, est allée se renseigner auprès de l’administration du lycée. Là on l’informe que l’absentéisme scolaire de son fils est en nette ascension. Cela malgré les nombreuses correspondances adressées aux parents et restées vaines. La mère abasourdie par le choc de la nouvelle perd connaissance ne retrouve conscience que dans une clinique sous perfusion. L’enfant culpabilisé et angoissé finit par tout déballer à son père. En fait il a été victime d’un trafiquant de drogue exerçant devant la porte même du lycée ! Il lui a proposé au début gracieusement un joint. La même offre se répétait au quotidien jusqu’au jour où il s’est retrouvé accro et la seule chose qui constituait son centre d’intérêt est devenue par excellence le moyen pour pouvoir acquérir sa dose journalière de canabis.
Heureusement qu’une mère vigilante a su mesurer à juste temps la gravité de la situation avant que les événements prennent une tournure nettement plus dramatiques. L’enfant a été récupéré et pris en en charge sur le plan médical. Il a pu regagner son établissement et même décrocher son Bac avec une mention AB.
La fin heureuse du premier cas n’est malheureusement pas celle de nos deux jeunes adolescents dont le devenir a trouvé un sort bien différent : Le deuxième exemple est celui d’une jeune fille issue d’un milieu défavorisé. Elle a naïvement pensé que la cigarette pourrait être signe d’appartenance à une classe sociale supérieure. Prenant comme modèle des copines de classe, elle a pu savourer sa première cigarette qui n’est autre que la porte d’entrée aux multiples prises des joints pour s’enfoncer chaque jour encore plus dans la toxicomanie, dont elle ne pouvait plus sortir ; et de tous les comportements déviants qui en découlent, notamment la prostitution pour pouvoir s’acheter sa dose de rêve. D’abord avec les amis de classe. Mais quand le besoin est devenu irrésistible, elle est passée au stade de tout venant plus particulièrement avec les automobilistes où la fellation à 100 DH est devenue sa principale ressource financière jusqu’au jour où elle fut incarcérée en flagrant délit avec une personne nettement plus âgée qu’elle, alors qu’elle n’a dépassé guère ses dix sept ans.
L’autre cas est celui d’un adolescent dont les parents avaient divorcé. La mère, enseignante, soucieuse de la bonne éducation du garçon unique et de ses deux sœurs, et surtout de leur éviter le vide que pourrait laisser l’absence du père, a voulu assurer la double tache. Malheureusement elle s’est retrouvée très vite dépassée par le débordement du comportement du fils qui voulait lui aussi s’attribuer ce rôle de chef du foyer. La mère projetait l’image du conjoint sur le fils ce qui a envenimé les relations encore plus. De querelles en querelles, les accrochages se sont multipliés, les retours à la maison le soir se font de plus en plus tardifs, les demandes d’argent devenues monnaie courante. La mère par crainte des dires de l’entourage se pliait au désir de l’enfant jusqu’au stade où il est devenu un grand poly toxicomane (hashish, psychotropes, alcool…) avec gros trouble de comportement et tendance à l’hétéro et auto agressivité. Lui aussi s’est trouvé écroué à la suite d’une plainte de la mère qui ne pouvait plus supporter de tels agissements par crainte pour ses deux filles. Mais ce n’était que l’inauguration de toute une série d’incarcérations pour des motifs aussi variés que fréquents.
Je ne peux prétendre avoir fidèlement exposé le cas de ces jeunes, des nôtres, encore moins d’envisager un certain nombre de solution surtout en matière de prévention qui demeure le moyen le plus efficace dans la lutte contre la toxicomanie, étant donné la grande difficulté de maîtriser pareil phénomène douloureux. Mais je ne peux m’empêcher de revenir un peu en arrière au temps où j’étais bien encadré durant mon adolescence par un certain si Brahim qui n’était autre que notre ex-instituteur. Celui-ci, malgré qu’il ne fût plus notre enseignant, a su garder une relation de père, d’éducateur et d’entraîneur de foot exploitant ainsi les espaces vides du quartier en les transformant en terrain de foot selon ses propres moyens tout en veillant sur notre discipline et nos rendements scolaires, et devant la moindre régression concernant ces deux critères, la suspension des activités sportives était de règle. Il va de soi que tout notre centre d’intérêt était limité entre les études et le sport loin de toute incitation à la débauche. Et je n’oublierai jamais les salles de ciné-club où chaque dimanche matin, on se réunissait pour voir, analyser et discuter les films sans parler du temps que nous prenait la préparation du débat du film. Je me rappellerai aussi des maisons de jeunesse où le travail associatif propre et innocent forgeait notre personnalité en nous éloignant des mauvaises fréquentations. Tout cela pour dire que nos enfants souffrent d’un manque d’encadrement et ils sont livrés à leur propre sort avec une éducation devenue trop permissive, le manque de centres pédagogiques et la démission de beaucoup de parents, d’éducateurs et surtout de l’école sont en partie responsable d’un certain nombre de comportement anti-sociable qui pourrait être évitable, le rôle de l’Etat est incontestable.
Voilà pourquoi il m’a été très difficile de ne pas être profondément affecté en abordant un tel sujet./…

Dr Abdellatif Ragady

* Psychiatre à El Jadida – Hôpital Mohammed V