Kacem BASFAO [[Enseignant chercheur à l’université Hassan II – A’in Chock et chercheur associé CNRS (IREMAM, Aix-en-Provence).]]
Driss Chraïbi est né présumé en 1926 à Mazagan (l’El Jadida d’aujourd’hui), d’un père négociant en thé et d’une mère issue d’une famille d’érudits théologiens. Il a été déclaré à Casablanca (Sidi Bousmara), ce qui explique que les autorités de la région des Doukkala n’aient jamais retrouvé sa trace sur les registres de sa ville de naissance. Driss fréquente l’école coranique, l’institut privé Guessous de Rabat puis le Lycée Lyautey de Casablanca (l’actuel Lycée Mohamed V). En 1945, il part en France poursuivre ses études à l’Ecole Supérieures de Chimie de Paris. Ces études terminées, il se retrouve à un tournant de sa vie et il choisit de quitter un présent appliqué et un avenir tracé qui s’annonçait trop prévisible et étouffant pour exister et âtre pleinement lui-même plutôt que d’avoir un nom de famille et de prolonger le désir de son père et de devenir un héritier et un continuateur. Cette rupture avec un milieu familial aisé a signifié vivre de privations et d’expédients. Driss Chraïbi a dû exercer nombre de petits métiers : veilleur de nuit, photographe ambulant, professeur particulier d’arabe, débardeur, démarcheur en assurances, etc. Cela, comme il l’écrit lui-même, va «changer le cours de sa vie» et l’arrimer à la littérature.
Du fait d’un besoin singulièrement prégnant d’idéal et d’absolu qui a alimenté toute son œuvre, et du choix précoce de la subjectivité et de l’individualisation qui en a découlé, à un moment où la loi du groupe et l’acceptation de passer sous le joug de la pression sociale du collectif sont une norme commune, Driss Chraïbi est un devancier et un précurseur sans complexe qui n’a cessé d’innover en matière de thèmes et de genres, ce qui est la caractéristique même des plus grands écrivains, ceux que la durée et la mise en perspective historique font apprécier à leur juste valeur car ils résistent au temps et aux générations successives de lecteurs qui y trouvent chacune de la matière pour penser ses questionnements, y retrouver les échos de son vécu et de son expérience, y sonder son attente et y apprendre à rêver le monde et à se confronter à la vérité de l’être, à se connaître et à reconnaître la musique chaque fois différente et pourtant toujours la même qui fonde la vie, au-delà de la respectabilité, des avoirs et des brillances sociales qui leurrent et divertissent à court terme, et même au-delà de l’expression.
Ma première rencontre avec Driss Chraïbi date de fin septembre 1975. Une amitié de trente deux ans a commencé à Fontenay-le-Fleury, dans la banlieue parisienne, où il habitait alors. Je me souviens que je m’étais interdit d’aller le voir avant cette date car, avant d’entrer en contact avec l’homme, je tenais à être bien avancé dans mes travaux de recherche sur l’œuvre, engagés dans le cadre d’une thèse de troisième cycle finalement soutenue en 1981 : j’hésitais à solliciter une entrevue car je craignais qu’une rencontre trop précoce de l’homme n’influence l’approche et l’analyse de ses textes. C’est pour cela que je ne lui ai écrit pour lui demander de m’accorder un entretien qu’une fois mes
hypothèses bien assurées et le travail d’interprétation et de rédaction bien avancé car je tenais à me prémunir contre des effets qui peuvent être dévastateurs, soit qu’ils bloquent l’analyse de l’œuvre, soit qu’ils poussent à en produire une interprétation sur mesure. Y ajoutant du sens, la connaissance de l’homme a en fait, à la fois, étayé, renforcé et
enrichi ma lecture de l’œuvre.
Son rapport à son vécu, à son corps, au réel, au réalisme et à la vérité estampille l’ensemble de ses textes. C’est un écrivain qui, lorsqu’il écrit aussi, est mû par la force de son émotivité et de son imaginaire si puissants qu’ils restent maîtres du jeu : même lorsque l’auteur semble écrire dans un cadre autobiographique, il est dans celui d’une autofiction qui vise à aller au-delà du miroir pour mieux faire signifier le réel. Des situations et des expériences vécues, des émotions passent dans l’oeuvre ; des personnes qui ont partagé la vie de l’écrivain sont devenues des personnages de roman (bien des prénoms sont repris à l’identique et des noms ne sont pas masqués, ou si peu), mais tout cela passe par le tamis de l’imaginaire et n’agit de fait que comme embrayeur d’écriture. Ce serait se fourvoyer complètement que de lire les textes de Chraïbi à l’aune du réel ou du réalisme, c’est-à-dire en essayant de retrouver sa vie telle quelle dans son œuvre, et donc de prendre cette dernière au pied de la lettre. Ce qui est parfois bigrement tentant car les petits cailloux blancs qu’il place ici et là sont facilement repérables et reconnaissables pour qui connaît quelque peu la biographie de l’homme. Il s’agit alors de s’efforcer à ne pas se focaliser sur ces indices attractifs mais trompeurs et qui n’ont pour fonction que d’assurer l’interface entre l’homme et l’œuvre, de donner forme au sérieux de l’entreprise d’écriture en engageant l’auteur dans un écrit où il paye de sa personne.
L’écrivain est dans une telle démesure, il a un tel rapport à l’émotion et à l’affect que ces souvenirs, ces scènes et ces situations vécues sont complètement transformés par son imaginaire lors du passage à l’écriture. L’œuvre de Chraïbi n’est pas réaliste : son rapport à la réalité est tout d’une infidélité qui «démasque le réel» [[Cf. Kacem BASFAO, «Ecriture et discours critique : une interférence préjudiciable à l’œuvre ?», in Horizons maghrébins, n° 17, Décembre 1991, Toulouse, pp. 48-57.]]. Son amour de la vérité n’est pas formel, il exige la force de l’esprit, non l’apparence de la lettre. Le fait,
l’anecdote ne l’intéressent qu’en tant qu’ils l’émeuvent. C’est en ce sens que la relation de vécu est ici un embrayeur et un étayage de l’écriture.
Ces caractéristiques de l’œuvre chraïbienne sont présentes dès son texte princeps, Le passé simple (1954) dont le protagoniste se prénomme Driss. Chraïbi écrira, dans sa préface à L’âne (1956) : «Le héros du Passé simple s’appelle Driss Ferdi. C’est peut être moi. En tout cas; son désespoir est le mien».
Le passé simple paraît deux ans avant Nedjma de Kateb Yacine, il rompt avec l’ancien monde à plus d’un titre.
Inaugural, ce roman inscrit la littérature et la culture maghrébines, et non pas seulement marocaines, dans la modernité et l’universel. Œuvre visionnaire, ce texte, qui décrit la rébellion de Driss Ferdi contre l’autorité de droit divin et les traditions sclérosées, traite en fait du processus d’individualisation et témoigne de la capacité de Driss Chraïbi à percevoir l’émergence d’un phénomènes social encore à l’état embryonnaire, mais dont la généralisation a été inéluctable : c’est le premier roman africain, et même à ma connaissance de l’aire que l’on appelait alors le tiers monde, dont le protagoniste s’affirme et s’individualise en se confrontant au conformisme ambiant, à la famille patriarcale et à une communauté sociale dont la pression est aujourd’hui encore si sensible et prégnante. Au point que, jusqu’au bout, il s’est toujours trouvé, lors de ses rencontres avec le public marocain (et ce dès son retour au Maroc en 1985, à l’occasion du cinquantenaire des éditions du Seuil) un lecteur pour dire son identification au héros d’un Passé simple toujours d’actualité et pour demander à l’écrivain d’écrire à nouveau sur ce sujet. Ce à quoi il a toujours rétorqué qu’il a écrit ce qu’il avait à dire sur le sujet et que c’est dorénavant aux jeunes auteurs de s’exprimer maintenant avec leur sensibilité et leur vision du monde. Le passé simple est, sur le versant civilisationnel de l’individualisation un jalon marquant d’une histoire littéraire dont Les dents du topographe de Fouad Laroui (1996) est l’étape suivante : une galerie de portraits d’individus que différencient l’itinéraire, le système de valeurs et les opinions, bref les tenants et les aboutissants. L’individuation commencée avec Le passé simple est désormais effective, généralisée dans une société où les individus ont troqué le conformisme comme valeur cardinale contre la différenciation et la diversité, effectives si ce n’est revendiquées, et la pluralité de visions du monde et d’opinions.
Irréductiblement révolté, son inadéquation au monde tel qu’il est, sa recherche de l’essentiel et son discours de vérité qui est à rebours des (représentations lénifiantes expliquent ses dénonciations, ses ruptures et ses mises en garde qui dérangent et scandalisent même parfois. Ainsi du Passé simple où il ne se contente pas de s’attaquer à la colonisation en pointant les incohérences entre la réalité de ses actes au quotidien et les
belles idées et grands principes colportés par ses écrivains et ses maîtres d’école, il a aussi osé y démonter et étaler les rouages de ce qu’il a appelé la «colonisabilité» (immobilisme et coutumes inadaptées, pharisaïsme, enfermement sur soi et entre soi, conservatisme et hypocrisie sociale, etc.). D’où 1′ «affaire du Passé simple» pour bâillonner cet empêcheur de tourner en rond au moment de l’Indépendance, en un temps où tous croyaient encore en des lendemains qui chantent. C’est ainsi qu’en 1957, Chraïbi a quasiment été poussé à renier ce premier roman d’une iconoclastie alors insupportable : le groupe était trop unanime et les pressions trop fortes [[Cf. Kacem BASFAO, «Pour une relance de l’Affaire du Passé simple», in Littératures maghrébines, Colloque Jacqueline Arnaud, vol. 2, L’Harmattan, Paris, 1990, pp. 57-60.]].
Il a fallu attendre une quinzaine d’années au moins pour que d’autres romanciers maghrébins reprennent à leur manière la thématique et la nouvelle forme d’écriture du Passé simple (Rachid Boudjedra : La répudiation, 1969, et L’insolation, 1972; ou Abdelhak Serhane : Messaouda, 1983). Vingt ans ont passé avant que le sort des travailleurs émigrés, thème de son second roman (Les Boucs, 1955) retienne l’attention de Rachid Boudjedra (Topographie idéale pour une agression caractérisée, 1975) et Tahar Ben Jelloun (La réclusion solitaire, 1976). C’est un filon romanesque encore florissant aujourd’hui. Chraïbi a été le premier écrivain maghrébin à avoir l’audace de sortir abruptement des sujets régionalistes et, ce faisant, il a ouvert la route aux œuvres similaires de Mohamed Dib (L’infante maure, 1994) et d’Abdelkébir Khatibi (Un été à Stockholm, 1990) : Un ami viendra vous voir, paru en 1967, met .en scène des personnages occidentaux face à la société de consommation. Mort au Canada (1975) déroule une thématique universelle, il raconte la passion dévorante entre Patrik Pierson et Maryvonne Melvin. Cette lignée d’ouvrages donne complètement tort a posteriori à Salim Jay qui annonçait alors, dans un article excessif, «la mort de Driss Chraïbi», du simple fait que celui-ci s’ouvrait à l’humanité de ce qui pouvait paraître altérité culturelle radicale et trahison de soi à qui s’arrête à la superficialité de petites différences passagères. La société de consommation dont il est question dans Un ami viendra vous voir ne remplit-elle pas aujourd’hui les rayons de Commerces et n’envahit-elle pas les écrans de nos chaînes de télévision ?
On pourrait continuer longtemps ainsi : toujours novateur et radical, en avance sur son temps et inventeur de formes nouvelles, Driss Chraïbi s’est magistralement essayé à bien des genres et à bien des écritures sortant des sentiers battus et des représentations étriquées du monde : il est passé du récit philosophico-mystique (L’âne) où se lisent l’exigence de
son idéalisme et sa démarche spirituelle qui démontrent que Le passé simple n’est pas tant une remise en question de la religion en soi qu’une critique acerbe de l’hypocrisie et du rigorisme apparent et ostentatoire, à la satire ubuesque du rapport au pouvoir (La foulé), puis au roman historique (Naissance à l’aube; La mère du printemps) ou policier (la série
des «Inspecteur Ali» est le seul sillon qu’il a quelque peu creusé, au gré de questions d’actualité qui l’ont ému) et enfin aux mémoires (Lu, vu, entendu ; Le monde à côté) où la réalité des événements passés est revisitée par un imaginaire débordant qui leur donne tout leur sens.
La trilogie des romans familiaux (Passé simple ; Succession ouverte et La civilisation, ma mère /..) a une place particulière dans l’approche de l’interface homme – œuvre et montre l’intrication des deux et, à la fois, l’impossibilité de réduire l’une à l’autre du fait du travail de l’imaginaire (démesure qui ajoute du sens au réel et ambivalence des sentiments).
Le Passé simple raconte l’adolescence de Driss à Casablanca ; il met en scène un père sévère et persécuteur (le Seigneur) et une mère soumise et effacée. Suite narrative de ce premier roman, Succession ouverte (1962) narre le retour au Maroc de Driss à l’occasion de la mort et de l’enterrement du père (ce bref retour fictif est imaginé deux ans avant qu’il
ait lieu : le père de l’auteur est décédé le 11 novembre 1957 et le court voyage effectif de celui-ci au Maroc ne s’est déroulé qu’en 1964).
L’écriture de ce texte est l’effet d’un travail du deuil qui transforme la relation à une figure paternelle dont le pôle positif est révélé pour permettre la reconnaissance du fils et l’assomption de l’héritage spirituel du père. La civilisation, ma mère !.. est une image inversée du Passé simple : le père y est permissif et la mère rêvée se révoltant et luttant pour l’émancipation de la Femme et la libération du pays. Cette mère idéale est fille spirituelle de Driss qui a induit sa longue marche.
L’anticonformisme de l’écrivain lui a valu des attaques virulentes, des polémiques, des louanges et une notoriété mythique mais aussi une méconnaissance paradoxale de son œuvre, et de la variété de l’ensemble. Notamment L’âne ; La foule ; Un ami viendra vous voir et Mort au Canada, bien des pans de cette œuvre sont, en effet, encore ignorés ou méconnus, même par la critique littéraire universitaire nombreuse pourtant à s’intéresser aux écrits de l’auteur, mais qui se contente bien souvent de ressasser les mêmes approches et stéréotypes, comme pour se défendre du pouvoir déstabilisant et dérangeant de textes qui désarment par leur originalité : et ce, que leur écriture paraisse de prime abord très recherchée ou très facile. Outre l’incontournable approche du Passé simple comme description clinique des relations familiales dans une société patriarcale, deux autres romans composent l’ensemble prévalent qui cache encore, du fait de sa lecture thématique sociale, la forêt dense qu’est la production littéraire de Driss Chraïbi et sa luxuriance : Les boucs comme traitement de la question de l’immigration et de la discrimination sociale, et La civilisation, ma mère !.. lu comme manifeste engageant la lutte pour l’émancipation féminine.
Jusqu’à Une enquête au pays, une alternance Orient / Occident, flagrante et sans faille, réglait la succession des romans et récits chraïbiens en ce qui concerne la localisation géographique de leur action. C’est en 1980 que j’ai décrit et explicité cette distribution, et je l’ai présentée à l’auteur qui n’était pas conscient de ce déterminisme à l’île d’Yeu, en 1981.
Cet échange et la lecture de ma thèse de troisième cycle ont eu un effet patent sur l’évolution de l’œuvre [[Pour une présentation et une analyse détaillée de ce point, cf. Kacem BASFAO, TRAJETS : structures) du texte et du récit dans l’œuvre romanesque de Driss Chraïbi, thèse d’Etat soutenue en 1989, Université de Provence, Aix-en-Provence, vol. 1, pp. 136-183.]]. En effet, depuis lors, ce schéma répétitif est rompu et les œuvres suivantes engagent une stabilité identitaire et thématique manifeste : confrontation avec l’Histoire et choc de la rencontre de l’ordre immémorial des choses et du naturel avec l’ordre établi par un pouvoir qui vise invariablement à maîtriser l’espace et la représentation du monde (La mère du printemps ; Naissance à l’aube ; L’inspecteur Ali, etc.), bref une réflexion sur la naissance, la vie et la mort des civilisations. L’écrivain y dit sa fidélité sensorielle à sa terre natale. Une enquête au pays a une fonction axiale, ce texte est un tournant car il renouvelle le champ d’inspiration de l’auteur : il introduit à un ton auquel l’écrivain va donner plus d’amplitude dans les romans suivants et à une écriture décomplexée, plus fluide, légère et ludique. On y découvre un Chraïbi qui n’est plus tiraillé et déchiré : bon vivant, nature, aimant la bonne chère et recherchant l’énergie de l’émotion brute et la vérité de l’être. Une enquête au pays est d’ailleurs la matrice de la série «inspecteur Ali».
Tournant salutaire qui accompagne un recentrage des préoccupations de l’écrivain : après s’être attaché à révéler l’hypocrisie des civilisations et le formalisme des usages et des pratiques religieuses qui tuent à petit feu les groupes et marquent leur déclin, et avoir pris ses distances avec des institutions qui répriment l’individu (famille, religion
dogmatique, couple, Etat, etc.), Chraïbi se détache de l’actuel. Déçu par le présent et l’histoire présente, il se consacre à la vérité de la naissance d’une culture. Il prend le parti de réactualiser le rêve de l’origine et sa force roborative. Après avoir essayé la description clinique, la parabole et la satire, Chraïbi fait appel aux vertus de l’utopie (La mère du printemps, 1982 ; Naissance à l’aube, 1986 ; L’Homme du Livre, 1994).
L’Homme du Livre imagine l’histoire de la naissance de l’Islam. Il fallait du cran et même du courage pour écrire sur ce sujet, car l’affaire des Versets sataniques de Salman Rushdie était dans toutes les têtes. Driss Chraïbi a mis dix ans et plusieurs tentatives avortées avant d’arriver au terme de cet ouvrage, parce qu’il lui a fallu trouver la musique de son écriture et l’angle d’attaque susceptible de lui permettre d’aller au bout de ce brûlot sans risquer le blasphème. Le défi ne le rebute pas, il dynamise au contraire son imagination : il va finalement s’intéresser à l’homme et non au messager. Il a écrit le récit de ce qui a précédé la Révélation et qui l’explique. Le premier titre pour ce texte était Cet Homme nommé Mohamed. Ses éditeurs habituels n’osèrent pas le sortir : j’ai moi-même apporté à l’éditeur marocain qui l’a publié le manuscrit de cette œuvre finalement parue en co-édition.
L’humour, arme privilégiée de Driss Chraïbi, est déclinée selon des modalités qui évoluent avec la succession des oeuvres: sa verve est de vitriol iconoclaste et ravageur pour la critique sociale (Le passé simple), de cocasserie décapante pour la satire (La Foule), d’espièglerie tendre pour le rêve éveillé (La civilisation, ma mère !..), de flamboyance épicurienne pour l’épopée (Naissance à l’aube ; La mère du printemps) ou de truculence roborative pour les enquêtes loufoques de son farfelu inspecteur Ali qui, sans sembler y toucher, en disent long sur l’état du monde, les rapports de force et les relations internationales à qui prend le temps de lire et de décrypter ces textes (L’inspecteur Ali et la CIA ; L’Homme qui venait du passé).
A l’image de certains de ses personnages, Driss Chraïbi est un franc-tireur. Pas «intellectuel» pour deux sous, l’homme est un enfant terrible qui enfile vérités et galéjades, pour la bella figura ou pour décontenancer son interlocuteur. Chraïbi n’avait pas l’habitude de jouer le jeu des feux de la rampe et il a fui, sa vie durant, la fausseté et l’artifice des salons littéraires et des milieux intellectuels comme la peste, leur préférant la fréquentation des gens simples et sans vanité et leur vérité brute : il est
resté en retrait du grand monde tout en se nourrissant de réalité et de l’actualité du monde au quotidien. Au plus profond de son retrait du monde, Chraïbi ne s’est jamais désintéressé du monde. C’était, en effet, un auditeur assidu des bulletins d’information radiodiffusés (il a refusé très longtemps d’acquérir une télévision, et il a fallu la ténacité cumulée de ses derniers enfants pour le faire céder) et un lecteur invétéré de la presse d’analyse (notamment du Monde, du Monde diplomatique et du Canard enchaîné, même s’il ne dédaigne pas la lecture de la presse régionale). Ses lectures littéraires variées sortaient le plus souvent des sentiers battus : liseur, il avalait aussi bien des textes d’écrivains de talent (la plupart du temps de très peu connus qu’il peinait à obtenir et qu’il aimait découvrir et faire découvrir), que des livres de toutes sortes que le hasard mettait à portée de sa main.
Même s’il a toujours fui les grandes villes et qu’il a choisi d’habiter des endroits excentrés et retirés (île de Ré, Fontenay-le-Fleury, île d’Yeu, El Jadida, Crest, etc.), il n’est pourtant pas misanthrope. Sa simplicité, son humanité, ses doutes, son amour de la vie et des plats qui tiennent au corps, son humour ainsi que sa fragilité foncière ont nourrit son oeuvre.
Driss Chraïbi dit n’utiliser les mots que comme pis aller. Pour aller à l’essentiel et au vif de l’émotion, il rêve d’une écriture musicale. Les portées de musique, la polyphonie et les indications et références qui truffent ses textes témoignent du fait que c’est un mélomane averti et éclectique (la musique symphonique classique et orientale : Debussy, Bach, musique andalouse ; la voix : Oum Kalthoum, Mohamed Abdel Wahab, Abdelbast Abdessamad ; le luth : Mounir Bachir, Omar Naqishbendi, etc.). Il a fait trois ans de piano lors de son séjour en Alsace et a été tenté un moment de devenir compositeur de musique. Ecrire un nouveau livre a toujours impliqué de la petite musique qui le spécifie, d’où une constante exigence au niveau de l’écriture et la variété des tons qui caractérise cette œuvre. Cet aspect de sa production est particulièrement riche et remarquable dans son important travail d’homme de radio, mené de pair (de 1957 à la fin des années quatre-vingts) avec son œuvre
littéraire et qui interagit avec son écriture : il a pris plaisir à en jouer à l’O.R.T.F. et à France-Culture comme producteur d’émissions culturelles, de dramatiques et d’adaptations radiophoniques de fictions personnelles ou d’auteurs provenant de tous les horizons (Afrique, Amérique, Angleterre, Europe de l’est, Moyen-Orient, etc.).
Commencée avec Le passé simple, l’oeuvre littéraire chraïbienne s’est terminée avec L’Homme qui venait du passé, comme pour nous dire combien il enracinait dans la mémoire ses rêves d’avenir. Comme Driss Chraïbi aimait à le dire souvent, «Si tu ne sais pas ce qui s’est passé avant ta naissance, tu resteras toujours un enfant…» En cet insupportable et invétéré rêveur se mêlent le Pitre (bouffon qui théâtralise sagesse et humour) et le Vagabondant amoureux fou d’absolu, dans la plus pure tradition maghrébine.
Ce géant de la littérature marocaine, toutes langues véhiculaires confondues, est décédé à environ 81 ans, le dimanche 1er avril 2007, à l’hôpital de Valence (France), soit trois mois et demi après cet hommage qui lui a été rendu, en sa présence, dans sa ville natale. Le 1er avril est une journée qui mêlait en 2007 la célébration de la blague et du poisson d’avril et la célébration du Mawlid Annabawi, la naissance du messager de la Révélation. Ce mélange interculturel et iconoclaste est bien dans les manières de Driss Chraïbi.
Bibliographie de Driss Chraïbi
Driss Chaïbi est romancier, nouvelliste, journaliste, conteur pour enfants et homme de radio (il a été durant plus de trente ans producteur à l’ORTF et à France Culture pour lesquels il a réalisé de nombreuses émissions culturelles sur l’islam, et le monde arabe, et des dizaines d’adaptations radiophoniques d’œuvres, personnelles ou d’autres auteurs).
Principales publications :
Le Passé simple (Denoël, roman, 1954)
Les Boucs (Denoël, roman, 1955)
L’Ane (Denoël, roman, 1956).
De tous les horizons (Denoël, récits, 1958).
La Foule (Denoël, roman, 1961).
Succession ouverte (Denoël, roman, 1962).
Un Ami viendra vous voir (Denoël, roman, 1967)
La Civilisation ma mère !… (Denoël, roman, 1972) Mort au Canada (Denoël, roman, 1975)
Une enquête au pays (Seuil, roman, 1981)
La Mère du printemps (Seuil, roman, 1982)
Naissance à l’aube (Seuil, roman, 1986)
L’Inspecteur Ali (Denoël, roman, 1991)
Une place au soleil (Denoël, roman, 1993)
L ‘Homme du livre (Eddif-Balland, roman, 1994)
L’Inspecteur Ali à Trinity Collège (Denoël, roman, 1995)
L’Inspecteur Ali et la CIA (Denoël, roman, 1996)
Vu, lu, entendu (Denoël, mémoires, 1998)
Le Monde à côté (Denoël, récit, 2001)
L’Homme qui venait du passé (Denoël, roman, 2004)
Kacem BASFAO
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