« Un livre d’or” où sont consignées toutes les années de gloire de la fauconnerie dans les Doukkala représente de nos jours, l’unique fortune que les Kouassems du Douar Esmaâla à Ouled Frej, gardent jalousement pour n’exhiber que rarement et avec une fierté exceptionnelle aux quelques visiteurs qui se souviennent encore de leur existence.
Aujourd’hui, ils ne sont plus qu’une dizaine de maîtres fauconniers à entretenir cette tradition. Les derniers gardiens d’un héritage ancestral qui avait ouvert autrefois aux Kouassems les grandes portes de la haute société et surtout la sollicitude de quelques cheikhs et princes arabes.
Selon Saïd Sadouk grand maître de la fauconnerie et chef de file de la tribu des Kouassems “nombreux étaient autrefois les visiteurs qui sollicitaient notre art de dressage et notre savoir-faire dans la chasse au faucon. On organisait des parties de chasse pour des cheikhs venus des Emirats Arabes Unis, de l’Arabie Saoudite ou du Koweït et cela pouvait durer des jours dans plusieurs régions du Sud du pays”.
Des souvenirs, beaucoup de souvenirs et une profonde sensation de détresse que reflète le regard du vieux Kaddour dont les 88 ans ne semblent pas peser sur son frêle corps et encore moins fléchir sa ferme volonté d’être parmi les premiers à nous recevoir, tout de blanc vêtu et avec son inséparable compagnon sagement perché sur son bras gauche. Pour lui, la fauconnerie est destinée à ne jamais disparaître dans les Doukkala, pour la bonne raison qu’elle symbolise toute la fierté des Kouassems “Les Kouassems, sans le seigneur des airs, n’ont plus aucun droit à la survivance”, nous répète-t-il, sans omettre de souligner que les temps sont devenus très difficiles et les charges trop lourdes pour subvenir aux besoins quotidiens des faucons qui nécessitent de la viande fraîche et des soins peu accessibles et souvent trop chers, quand les faucons tombent malades.
Aucune attention particulière de la part des responsables, jamais de subventions, même lorsqu’ils sont sollicités officiellement pour une quelconque exhibition.
Pourtant, ils sont présents dans toutes les fêtes religieuses et nationales. Réflexe ancestral qu’ils sont tenus de perpétuer au risque de se prendre eux-mêmes en charge en matière de transport, d’hébergement et de nourriture.
Pour Si Abdallah, 72 ans, le moussem de Moulay Abdallah est un pèlerinage annuel incontournable pour les Kouassems. “C’est un rituel que nous avons hérité de nos grands-parents et nous sommes tenus de ne jamais l’interrompre. La place de notre campement est bien connue depuis de longues générations et c’est là où nous passons toute la semaine que durent les festivités en exhibant nos faucons que seule la curiosité des touristes intéresse aujourd’hui. La seule fois où les responsables ont voulu nous récompenser pour notre participation à cette grande foire nationale, on nous a fait cadeau d’un plateau et d’une théière comme prix de consolation”.
Quand Loubana et Marjane ont déployé leurs ailes pour partir en conquérants vers les cieux azurés des Doukkala, c’est toute la tribu qui semble emportée par une sorte de jubilation collective. L’instant est solennel, la chasse est ouverte.
Après quelques tours de reconnaissance pour mieux s’imprégner de l’ivresse des airs, le piqué foudroyant de Loubana n’a laissé aucune chance au pigeon que son maître a lâché pour la circonstance. Et comme pour braver son congénère, Marjane a préféré faire durer le plaisir du spectacle en alternant des piqués et des voltiges avec la même grâce dont seuls ces seigneurs des cieux savent garder le secret.
Au bout de quelques instants, les faucons et leurs maîtres semblent se détacher complètement du groupe des visiteurs qui les contemplent avec fascination, pour s’interpénétrer dans une parfaite communion rythmée par les appels du maître et les répliques de son compagnon attentif au moindre signe et à l’affût de sa future proie.
Difficile de croire qu’on est là en face des derniers détenteurs d’une tradition qui avait fait, autrefois, la fierté des plaines des Doukkala et qui ont conservé assez de volonté et de patience inégalable pour sauvegarder jusqu’à nos jours cet art de chasse, sans la moindre attention des départements concernés comme celui de l’agriculture, du tourisme ou à moindre degré de la commune dont ils dépendent.
L’unique ressource des Kouassems relève de l’agriculture. Une activité qui nécessite beaucoup d’efforts et un travail sans relâche où sont associés tous les membres de la famille. El dans ce genre de situation, l’entretien et le dressage quotidien du faucon représentent un tracas de plus pour les Kouassems même si celui-ci est considéré comme étant un centre de toutes les priorités. Mais le grand risque est du côté de la relève et de ces jeunes qui sont censés reprendre le flambeau des maîtres actuels dont la moyenne d’âge est d’environ de 60 ans.
Pour El Chazouani Ahmed, secrétaire général de l’Association des Kouassems d’Ouled Erej,“malgré toutes les difficultés financières que rencontrent les Kouassems pour capturer, dresser et entretenir leurs faucons, nous n’avons pas peur de la relève. Au contraire, nos jeunes comme Larbi, Houcine ou Tahar ont déjà démontré qu’ils maîtrisent l’art de la fauconnerie avec une subtilité toute exceptionnelle. Les deux derniers sont aujourd’hui dans un parc émirati à Rabat avec pour fonction justement le dressage des faucons, et ça, ce n’est pas donné à quiconque. Aujourd’hui, ce qui nous manque le plus, c’est cette considération que nous avons perdue et surtout que les responsables, tous les responsables comprennent notre détresse en nous aidant à perpétuer une tradition ancestrale locale qui a fait courir TV5, TF1, Odyssée, sans trop intéresser les nôtres”.
D’après l’ouvrage de M. Lekhiar “Kouassems: La fauconnerie des Doukkala”, il existe encore deux tribus dans la province d’El Jadida qui essayent encore de perpétuer cette tradition séculaire. Quoiqu’ayant les mêmes origines, il y a les Kouassems de Moulay Tahar Kacémi, leur zaouia se situe à 5 km de Had Ouled Frej, et à 50 km d’El Jadida.
De même qu’il existe une tribu des Kouassms, dits “wahla”, à Ouled Amrane, à 20 kilomètres de Sidi Bennour et à 90 km d’El Jadida. Sidi Smaïl Boucherbil, leur chef religieux, repose dans la zaouia de la commune.
D’après le même ouvrage, le faucon marocain dit aussi “El Hor”, le noble, se trouve surtout dans les régions côtières de Safi et Essaouira et on le voit également dans les montagnes d’Amizmiz, aux environs de Marrakech. Il se nourrit exclusivement d’oiseaux pris en vol et dédaigne la charogne.
Sa vitesse de frapper est foudroyante comme le souligne Philippe Granet dans son livre “Comment reconnaître les oiseaux de chez nous”. Elle est de 48 km/heure durant le déplacement ordinaire et peut atteindre 77 km/h quand il poursuit une proie horizontalement. Lors d’une poursuite accélérée en descente modérée, cette vitesse égale les 252 km/h pour atteindre par la suite les 324 km/h si l’attaqué en piquet est quasiment horizontale.
La grande noblesse du faucon pèlerin du Maroc, il la doit aussi à certaines caractéristiques et distinctions peu communes dans le monde des oiseaux de proie, puisqu’il reste le seul à avoir un comportement assez étonnant envers ses parents lorsqu’ils vieillissent, en se chargeant lui-même de leur nutrition.
Fidèle à son maître, il se prête facilement au dressage et quand des progrès sont réalisés, il partage la joie de son dresseur.
Il déteste la bassesse, la lâcheté et la traîtrise et quand il est en position de faiblesse, il préfère se donner la mort, en se précipitant sur le sol après un vol en piqué suicidaire.
Chahid Ahmed – Libération 03-03-2004